« ÉCARTS D’IDENTITÉ » : L’Europe ne connait pas une crise migratoire mais une crise de l’accueil

À l’occasion des 30 ans de la revue « ÉCARTS D’IDENTITÉ », ses contributeurs se sont réunis à Vaulx-en-Velin autour des questions d’immigration. Un constat en ressort : l’Europe connait une crise de l’accueil et non une crise migratoire.

« On a éprouvé le désir et la volonté, je dirais même la nécessité de produire une véritable revue spécialisée sur les questions de l’immigration. ». Depuis 1992, « ÉCARTS D’IDENTITÉ » informe sur « les évolutions sociales et culturelles autour des figures des migrants, des exilés et de leurs descendants ». Défend et interroge le Droit à l’errance, tout en questionnant les politiques publiques en termes d’immigration. Un rôle essentiel dans un monde où les migrations ont vocation à s’intensifier par la multiplication des crises politiques, sociales, environnementales, économiques….

Fondé au début des années 90 par l’ADATE, la revue Écarts d’identité est devenue une association à part entière initiée par plusieurs acteurs régionaux dont l’ADATE, ISM CORUMla Maison des Passages et le réseau régional Traces (Histoire-mémoires de l’immigration). 30 ans après, si la forme a changé, le message, lui, reste le même. D’après, Abdellatif Chaouite, rédacteur en chef de la revue, l’accueil des réfugiés doit s’améliorer et prendre en compte le monde dans lequel nous vivons : « Il est nécessaire et depuis toujours d’accueillir l’étranger ou celui qu’on appelle étranger. On est dans ce qu’Édouard Glissant appelait « le tout-monde ». Où que l’on soit, on est avec l’ensemble du monde. Ce n’est plus celui d’avant, celui des frontières, des circulations très conditionnées, celui qui ne considère que les utilités économiques. Aujourd’hui, le monde s’ouvre, il est mobile, les gens bougent quels que soient les conditions, les obstacles et les freins existants ».

La force de cette revue s’incarne par les auteurs qui la construisent, à l’instar de Patrick Chamoiseau qui accompagne ce magazine depuis ses débuts : « À l’origine, la relation se fait simplement par la problématique qui est traitée. De mon côté, je me suis intéressé au phénomène des migrations, car je pense qu’il y a là une des dynamiques du « tout-monde ». Ce qu’ils font me renseigne, m’aide à penser ce que j’écris et ce que je pense les aide aussi dans leurs pratiques et dans leur réflexion. », détaille l’auteur.

Pour célébrer leurs trente années d’existence, l’association a organisé, à la médiathèque Léonard de Vinci à Vaulx-en-Velin, une journée dédiée aux questions liées à l’immigration et a présenté un numéro spécial.

« Si on continue à essayer de fixer les misères, de fixer les êtres humains là où ils sont, on va tous devenir des assassins ! »

Les questions d’immigration sont l’un des grands enjeux de notre époque. Il est essentiel d’aborder ces thématiques de manière à faire évoluer nos sociétés. Pour Patrick Chamoiseau, il faut repenser le monde dans lequel nous vivons, pour privilégier une politique de relation. « Le monde devient extrêmement mobile. On a beau tuer des gens en Méditerranée, chaque année, il y en a encore un peu plus, comme si c’était irrépressible. Si on regarde un peu partout, comme en Amérique latine, le mouvement migratoire ne cesse de s’amplifier. On voit bien qu’il y a un monde qui est en train de changer et si on continue à essayer de fixer les misères, de fixer les êtres humains là où ils sont, on va tous devenir des assassins ! {…} Edouard Glissant disait que le monde est devenu un flux relationnel. Ce ne sont plus seulement les marchandises, les capitaux et l’imaginaire capitaliste qui circulent, mais des visions du monde. Ce sont des désirs, des rencontres, des productions culturelles, des voyages, des envies de langue, des envies de l’autre. Il existe une réalité qu’ils appellent mondialité et qui est purement relationnelle. Cette nouvelle réalité ne s’arrête plus aux frontières, aux drapeaux, elle circule ».

Patrick Chamoiseau insiste aussi sur l’individualisation de notre monde et l’importance de laisser plus de place aux mobilités : « Il y a toujours des situations qui nous montrent que la présence du monde est désormais dans les constitutions individuelles. On s’aperçoit que les individus sont aujourd’hui déterminants dans l’évolution du monde. Personne ne sait où va habiter son fils ou son petit-fils. Quelle couleur de peau il aura, quelle langue il parlera. Aujourd’hui, les jeunes ont la scène du monde à leur disposition. Ils se déplacent dans les langues, dans les territoires, dans les problématiques. On est véritablement dans une dimension relationnelle, il faut penser une politique de la relation. Comment faire pour ne pas tuer les gens, il faut revoir tout le droit de mobilité, de citoyenneté internationale. On ne peut pas continuer comme ça ! Cela suppose une nouvelle action politique. {…} Il y a peut-être un renouveau qui doit comprendre que les sociétés sont des sociétés d’individus, que la matière du monde est faite d’individus qui se rencontrent, qui combattent ensemble, qui se dépassent. C’est ça une politique de la relation. », souligne l’auteur.

«  La France est le plus ancien pays d’immigration en Europe »

Les migrations occupent déjà une part importante du débat médiatique et politique. Pourtant, pour de nombreux observateurs nationaux comme internationaux, la question est systématiquement abordée via un angle réducteur voire malhonnête. Beaucoup parlent d’une crise de l’immigration, une formule n’ayant pas vraiment de sens. Face à l’histoire de la France et l’importance des migrations, il faudrait parler d’une crise de l’accueil selon Catherine Wihtold de Wenden, politologue publiant un livre étudiant les migrations en France de 1870 à 2022. « C’est plutôt une crise de l’accueil. La France est le plus ancien pays d’immigration en Europe. Ce phénomène existe depuis le milieu du XIXe siècle, du fait qu’il y avait des manques de main d’œuvre liée au déclin démographique de la France. À la différence de nos voisins européens, on a fait venir des Belges, des Italiens, des Suisses, des Allemands. Après, on a eu les Arméniens, les Espagnols qui étaient en partie des réfugiés. Ensuite, on a eu l’immigration du Maghreb. Plus récemment, les Yougoslaves, les Turcs et les Subsahariens. On observe une série de vagues migratoires qui caractérisent l’histoire de la France. Tant que le migrant était un travailleur, il y avait une certaine légitimité puisqu’il venait combler les manques du marché du travail.  À partir du moment où on a fermé, en 1974, l’accès au travail, la valorisation du migrant économique est devenue extrêmement faible. »

De gauche à droite : Jacques Barou, directeur de recherche au CNRS. Catherine Wihtold de Wenden, politologue.  Smaïn Laacher, sociologue. Crédit : Léo Ballery

D’après la politologue, la situation s’est empirée avec la montée des extrêmes : « Dans les années 80 l’extrême droite monte, entraînant un arsenal de discours sur l’immigration et ses descendants ainsi que sur l’islam. {…} Aujourd’hui, il y a une sorte de prêt-à-penser anti-immigration diffusé par les partis d’extrême droite aussi bien en France que dans les pays européens. C’est un poids considérable sur l’opinion publique, parce qu’ils diffusent des stéréotypes et reprennent des vieilles catégorisations. D’ailleurs ce sont les mêmes stéréotypes que l’on retrouve entre 1870 et notre époque. ». Une crise confirmée par les conditions d’accueil qui ne s’améliorent pas, à l’instar de Calais, où les droits de l’homme ne sont pas respectés selon le défenseur des droits. Pour rappel, cet été, en pleine canicule, les réserves d’eau du camp avaient été confisquées par les forces de l’ordre.

Des conditions abominables parfois justifiées par les pouvoirs publics via une volonté d’éviter un « appel d’air », une aberration pour Catherine Wihtold de Wenden : « À Calais, la dimension humaine est dramatique. Parce que la philosophie de l’administration, c’est d’éviter l’appel d’air. Personnellement, je n’ai jamais vu d’appel d’air. L’idée c’est que plus on les accueille mal, moins ils viendront. C’est complètement faux ! Ils veulent aller en Angleterre, qu’ils soient bien ou mal accueillis, ils continueront leur route coûte que coûte. {…}  Ça fait longtemps que cette politique de l’appel d’air est développée dans les préfectures, dans l’administration. Par exemple, un préfet et sous-préfet de la région disait à un étudiant : « il faut leur rendre la vie impossible pour qu’ils ne reviennent pas. » Qu’un fonctionnaire de l’État puisse tenir ce discours, c’est hallucinant ! Et après on va se poser des questions sur l’intégration de ces gens. Quelle intégration pour des gens qui vivent dans ces conditions-là ?  C’est complètement contradictoire. »

Tous réfugiés, mais pas le même traitement

Fin février, la Russie envahit l’Ukraine. Face aux horreurs de la guerre, plusieurs centaines de milliers d’ukrainiens s’enfuient, pour se réfugier dans les pays voisins. En France, selon un rapport parlementaire, 106 000 personnes ont été accueillis, démontrant la solidarité de la population française à l’égard des réfugiés. Cependant, en 2012, en pleine guerre de Syrie, la réaction n’est pas la même. Les frontières se ferment et les Syriens se retrouvent abandonnés face à la violence d’une vie d’errance. Pourtant, rien ne les différencie, Ukrainiens comme Syriens. Tous fuient une guerre atroce dont aucun n’est responsable, tous ne cherchent qu’à vivre paisiblement dans un pays prêt à les accueillir. De nombreuses personnes s’interrogent sur cette différence de traitement, à l’instar de Benoit Hamon sur France Inter qui rappelait cette semaine : « Parce qu’on a mis les moyens, parce qu’on a autorisé à travailler, il n’y a pas un Ukrainien dans la rue. Il y a des milliers d’afghans, de Syriens ou d’Irakiens dans la rue », rappelle l’ancien candidat à la présidence. Une différence de traitement qui s’explique par les différence culturelles et ethniques selon Catherine Wihtold de Wenden.

Léo Ballery

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