Tracy de Sá : « Je suis rappeuse, je ne suis pas chanteuse. »

Vendredi 17 mai, Tracy de Sá a sorti son premier album Commotion. Elle a accordé en exclusivité une interview au Lyon Bondy Blog. Elle y évoque son parcours migratoire, sa recherche artistique, son engagement ainsi que ses convictions.

 Lyon Bondy Blog : Pouvez-vous commencer par nous raconter votre parcours ?

Tracy de Sá : Ma musique est très inspirée par mon parcours migratoire. Je suis née en Inde, une ancienne colonie portugaise. Quand j’avais 3 ans, j’ai déménagé en Europe. J’étais d’abord à Lisbonne, où j’ai eu la double nationalité. Ensuite, je suis partie en Espagne à 4 ans. J’ai grandi à Malaga. En 2011, j’ai déménagé en France pour mes études. Je me suis d’abord installée à Montpellier puis, j’ai déménagé à Lyon en 2014.

Quand j’étais en Espagne, j’étais déjà dans le milieu de la danse. Et c’est à travers la danse que je suis entrée dans le milieu hip-hop. On faisait des street shows, des battles, … Je me suis rendu compte que le hip-hop était beaucoup plus que juste un style musical. C’est vraiment une culture très développée avec un mélange d’arts très différents : le break dance pour le côté danse, le DJing, le beatbox, etc. Je me suis aussi rendu compte que cette culture-là prônait des messages auxquels je m’identifiais, comme le fait d’avoir grandi avec une mère célibataire, d’être issue de l’immigration, … Ce sont des choses qui m’ont parlé mais je ne me suis mise au rap que quand je suis arrivée en France. A Montpellier, comme c’est une petite ville, tout le monde traîne ensemble, les rappeurs et les danseurs. C’est là que j’ai rencontré des rappeurs et c’est eux qui m’ont dit que je connaissais plein de chansons par cœur, que j’avais la gestuelle du rap et que je devrais essayer d’écrire. Moi, je me disais : « non non, moi ça va, je fais de la danse, y a que ça ». Mais au fur et à mesure, je me suis dit que j’avais peut-être des choses à dire. Je me suis mise à écrire et en fait, je me suis rendu compte qu’il y avait des choses que je portais en moi qui ne pouvait plus sortir par le moyen de la danse, par l’expression corporelle. J’avais vraiment besoin de mettre des mots sur ce que je ressentais. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire. Ça m’a pris du temps pour varier les rythmes, travailler mon écriture, … J’avais vraiment envie de trouver un style qui m’était propre. Je n’avais pas envie que les gens me comparent à d’autres artistes. Du coup, j’ai beaucoup travaillé mon flow, j’ai travaillé ma rapidité, la manière dont je posais ma voix, etc. J’ai très vite fait des scènes aussi, histoire de me mettre face au public et de prendre confiance en moi parce que ça, ça a été un vrai exercice ! Au début, quand j’arrivais sur scène, j’étais hyper timide. Je me suis fait bouffer par les autres. En fait, il y avait des garçons qui me disaient « vas-y descend » ou des trucs comme ça, du coup j’ai dû apprendre à m’imposer sur scène.

LBB : Vous avez beaucoup voyagé quand vous étiez plus jeune, quels sont les genres et artistes qui ont influencé votre musique ?

 T. de S. : J’ai vraiment accroché à la musique quand j’étais en Espagne. Quand j’étais petite, j’écoutais beaucoup de flamenco, du reggaeton et des musiques latines. J’écoutais par exemple Monica Naranjo qui est une artiste espagnole. Après pour le reggaeton, j’aimais beaucoup Daddy Yankee et Don Omar. En fait, les gens qui font du reggaeton, ce sont des rappeurs à la base. Ils racontaient les problèmes dans les favelas, les problèmes des cartels de la drogue, … C’est après que le reggaeton est devenu hyper commercial parce que les gens se sont rendu compte qu’on pouvait faire de l’argent avec, le rendre hyper dansant. C’est après qu’ils se sont ouverts au monde, mais, à la base, les artistes de reggaeton étaient des rappeurs et du coup, je m’identifiais aussi aux messages qu’ils portaient. Un peu plus tard, j’ai voulu redécouvrir la musique indienne donc je suis allée à la recherche des sonorités que j’ai voulu mélanger un peu avec mon style. Quand je suis arrivée en France, j’ai découvert les musiques africaines qui m’ont aussi inspirée. Elles ont ce côté dansant mais les artistes ont aussi cette manière hyper saccadée de poser leur voix, toujours avec une mélodie. Ça, ça m’a beaucoup inspirée pour mon travail sur la musicalité, sur comment j’allais chercher les mélodies, comment je pouvais déposer ma voix sur un son, …

LBB : Avec toutes ces influences, comment définiriez-vous votre style musical ?

 T. de S. : Je le définis comme du hiphop créatif. On est totalement basé sur les valeurs du hiphop, sur le partage, la solidarité, … on est très influencé par le rap des années 90, mais en même temps, on l’amène un peu à notre sauce. On mélange ça avec toutes nos influences et on le modernise aussi parce qu’aujourd’hui le hiphop a beaucoup changé. On a envie de s’associer au goût de notre génération mais on garde quand même les valeurs et la base et l’amour du hiphop qui existait au début.

LBB : Vous évoquez le partage, que cherchez-vous à transmettre à votre public ? Est-ce que vous avez des messages à partager ?

 T. de S. : Oui bien sûr ! Pour moi, la musique est un vecteur. Un vecteur d’éducation déjà : on peut énormément éduquer les gens sur des thématiques variées. Moi, j’ai énormément appris à travers les textes de rap sur les guerres, sur l’hygiène, sur les drogues, … Je pense qu’on peut utiliser le rap comme moyen d’aider les gens à s’en sortir. Le rap ça aide les gens à pouvoir sortir ce qu’ils ressentent, à pouvoir faire des phrases avec des choses qu’ils sortent d’eux. En fait, les gens réfléchissent à des choses mais ils ne se sont jamais posé la question de « est-ce que je peux le mettre ou pas sur papier ? », « qu’est-ce que ça veut dire ? ». Donc la musique permet aussi de faire sortir des choses, de faire de l’introspection finalement. Après, je trouve aussi que dans la musique, on arrive à enlever l’importance et le poids, la lourdeur des choses. Les messages peuvent être très subtiles, très décontractés alors qu’en fait, on va être en train de faire la morale quand même. Moi, je sais que dans mes chansons je parle beaucoup du féminisme et du respect de la femme, de la liberté de faire ce qu’on veut avec nos corps, … et des fois, j’ai des phrases et des punchlines qui sont très fortes mais, comme c’est sur de la musique, comme c’est sur scène, comme c’est devant un public, ça ne va pas être comme si j’étais en train de leur faire la morale. Ça va passer plus naturellement. Du coup, je pense qu’il faut vraiment s’en servir pour ouvrir des débats et parler de ce genre de choses en musique.

LBB : Sur votre chaîne Youtube la plupart de vos chansons sont en anglais mais « Por Aqui » mélange français, anglais et espagnol. Est-ce que ce mélange des langues participe justement à cette transmission ?

T. de S. : Oui complètement. En fait, je rappe en anglais parce que c’est ma langue maternelle. C’est en anglais que je m’exprime le mieux, que j’ai le plus de vocabulaire, …  Mais là, je sors mon premier album demain et j’avais vraiment envie de faire un petit clin d’œil à mon public français et de leur dire « regardez, je m’y mets ! ». Je suis aussi influencée par la musique francophone et par ce qui se passe en France mais je n’ai pas encore le niveau pour écrire une chanson entière en français parce que l’écriture du rap est très très complexe. Il faut avoir énormément de vocabulaire, il faut savoir faire des jeux de mots, … Il faut vraiment maitriser la langue et j’estime que je n’ai pas encore cette maitrise. Je fais encore des fautes d’accords et des fois, je vais penser que ce mot a tel sens mais finalement, ce n’est pas ça. Du coup, je me sens très limitée avec le français mais j’avais quand même envie de rendre ma musique plus inclusive et de faire en sorte que ce soit en fait ouvert à tout le monde. Du coup, cette chanson « Por Aqui », je l’ai écrite en 3 langues pour pouvoir justement inclure un maximum de personnes. Après, je suis de l’avis que dans la musique, il y a toujours plusieurs niveaux de lecture. Je sais qu’en France on fait beaucoup de textes. Quand on écoute des chansons, on va beaucoup se concentrer sur le texte mais moi, j’ai envie de dire qu’en fait dans la chanson, il n’y a pas que le texte. Il y a aussi la musicalité, il y a aussi les sonorités, il y a aussi l’émotion que l’artiste va transmettre. Du coup, j’essaie de me focaliser sur tous ces niveaux de lecture et ne pas m’arrêter que sur le texte. J’essaie d’avoir des variations dans mon flow pour qu’il ne soit pas linéaire. L’émotion que je vais mettre dans mon texte va donner encore autre chose. Du coup, j’ai vraiment envie que ma musique soit comprise globalement.

LBB : Vous évoquiez tout à l’heure votre engagement, en particulier féministe, ce n’est pas courant dans le milieu du rap. Quel est le regard des autres artistes sur vous et comment êtes-vous parvenue à vous faire une place ?

T. de S. : Je pense que je suis arrivée à me faire une place parce que je ne me suis pas posée trop de questions. J’ai déjà été victime de sexisme dans le rap comme je vous le racontais. C’était rarement, …enfin, …ce n’étaient jamais des filles qui disaient ça. Et, je ne suis pas sûre qu’ils auraient fait ça si ça avait été un artiste homme sur scène. Je pense qu’il y a une autre forme de respect envers un homme.

Une fois que j’avais pris confiance en moi, le problème était dans les loges. On les partage souvent avec des artistes masculins et du coup quand on arrive, on nous dit qu’on prend trop de place. Parce que moi j’ai envie de me maquiller, j’ai envie de bien m’habiller avant d’aller sur scène. Les garçons, eux, n’ont pas besoin de faire ça. Ils peuvent s’habiller comme ils sont habillés dans la journée. Ils vont aller de la même façon sur scène alors que pour nous, les gens vont tout de suite regarder comment on est habillée. Ils vont faire des commentaires : si on est en talons ils vont demander pourquoi on porte des talons, si on est en baskets, ils vont demander pourquoi on ne porte pas de talons, … En fait, les gens ne sont jamais contents. Ça, je l’ai par exemple vécu pendant le Printemps de Bourges. J’étais la seule fille dans la sélection pour la révélation hiphop 2018 et je me souviens qu’il y avait eu un article sur la presse locale qui était sorti le lendemain. Il y avait tout une double-page sur la sélection hip hop. Et sur moi, il y avait 2 phrases. Il n’y avait rien. Rien sur ma musique, rien sur le spectacle que j’avais fait, rien sur ce que j’avais transmis, rien. C’était une description de comment j’étais habillée.

LBB : Comment est-ce que vous avez réagi à cela ?

T. de S. : Ça m’a mis un gros coup au moral ! Parce que, je me suis dit que finalement, les gens ne s’intéressaient même pas à ce que je faisais et ne retenaient que la première image, que comment j’étais habillée. J’ai trouvé cela très triste aussi de me dire que les gens ne savaient pas voir ailleurs que ça, au-delà de cette première image. Et c’est dommage !  On a encore beaucoup de travail à faire pour changer l’imaginaire des gens. Quand ils vont voir une artiste fille, il y a plein de stéréotypes qui vont leur venir en tête et c’est important qu’on commence à déconstruire ça. Je pense qu’on le fait petit à petit et il faut que ça s’équilibre parce que là, il y a encore trop de stéréotypes dans l’imaginaire des gens.

LBB : Est-ce que votre engagement participe justement à déconstruire une partie ces stéréotypes ?

T. de S. : Oui exactement ! Et moi j’en parle ! Quand les gens me font des remarques comme ça par exemple, quand ils me disent « j’aimerais bien que tu chantes un peu plus », je vais tout de suite les couper. Je vais leur dire : « Bah en fait non ! Moi je suis rappeuse, je ne suis pas chanteuse. Ce n’est pas parce que je suis une fille que je dois chanter. Mon style, c’est le rap. Ça fait partie de mes créations. Vous n’avez pas à me dire que je devrais chanter un peu plus. » Ça, ils ne vont pas le dire aux hommes, donc pourquoi ils le disent aux femmes ? Ce sont des choses que j’essaie de déclencher quand les gens me font des remarques.

LBB : Votre premier album Commotion sort le 17 mai. Comment envisagez-vous la suite après cela ?

T. de S. : On va dire que pour moi déjà ça permet de clôturer un chapitre de ma vie. Le premier album, c’est très important ! J’expose qui je suis, d’où je viens, pourquoi je suis là, quels sont mes engagements, … Je montre aussi la liberté dans laquelle je me suis construite. Pour moi, ça permet déjà de fermer une porte et de dire : « je me suis déjà présentée, vous savez qui je suis, je suis là ». Ensuite, il y aura une autre étape. Ce sera encore plus dans la recherche de soi, sur comment je peux surprendre le public, comment je peux développer ma musique pour être encore plus forte dans le futur. Après, j’aimerais bien aussi m’ouvrir à d’autres pays dans le monde. Déjà, on commence à avoir une visibilité en Inde et ça, c’est quelque chose que j’aimerais bien développer. J’ai envie d’avoir le soutien de mon pays d’origine. Pareil, on a un petit public qui commence à se développer en Espagne grâce à l’Eurovision et j’ai envie de maintenir ça parce que c’est la terre qui m’a vue grandir. J’ai envie de vraiment exporter ma musique, de faire en sorte que ça arrive à un maximum de personnes !

Une semaine avant la sortie de Commotion, Tracy de Sá a dévoilé un clip tourné en Inde, son pays natal. Pour la rappeuse, ce morceau « Rickshaw » illustre l’univers de l’album. 

 

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