« L’organisation institutionnelle produit des contrôles au faciès »

[Dossier contrôles d’identité] Elle appelle à « réviser totalement le régime des contrôles au faciès ». Interview de Laurence Blisson, juge d’application des peines et secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature.

Les contrôles d’identité sont encadrés par la loi. Cet encadrement est-il suffisant selon vous ?

Laurence Blisson : Quand on dit que les contrôles sont encadrés par la loi, on est en fait assez loin de la réalité. La loi est particulièrement floue en la matière. Il n’y a plus qu’un seul type de contrôle qui est en lien avec une infraction pénale : l’article 78-2, premier alinéa. Le reste des contrôles d’identité est particulièrement large et déconnecté d’un quelconque comportement suspect de la personne. À l’origine, on était sur une notion d’indice, mais on est passé sur une notion de soupçon. Et c’est là que se nichent le dévoiement du contrôle d’identité et la potentialité du contrôle au faciès. Le très large pouvoir discrétionnaire créé un grand risque d’arbitraire.

« Les autorisations de contrôle d’identité ne sont donc pas temporaires dans certains endroits, mais quasiment permanentes. »

Vous constatez également que certaines zones sont bien plus souvent contrôlées que d’autres…

Les réquisitions du procureur de la République sont des documents très courants qui indiquent sur une durée déterminée (6 heures, ou 15 heures, par exemple) que les contrôles peuvent être effectués sur quiconque, sans motif particulier, dans un espace où des infractions pénales ont été constatées. La multiplication de ces décisions sans contrôle peut augmenter l’arbitraire des policiers. Certains lieux sont successivement réquisitionnés. Les autorisations de contrôle d’identité ne sont donc pas temporaires dans certains endroits, mais quasiment permanentes. Il n’y a pas de recueil de ces décisions accessible au public, ce qui rend difficile la défense lors d’un procès pour contrôle abusif. La loi rend donc le contrôle au faciès possible et difficilement contestable en justice.

Laurence Blisson, JAP et secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature
Laurence Blisson, JAP et secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature

Peut-on parler de racisme d’Etat ?

Nous n’utilisons pas le terme de « racisme d’Etat » au sein du syndicat de la magistrature, mais nous sommes dans cette logique : l’organisation institutionnelle produit des contrôles au faciès.

Les choix dans les préfectures et les directions de la sécurité publique de se concentrer sur des formes de délinquance sur la voie publique entrainent moins de place à la police judiciaire et plus à la BAC. Cumulé à des directives chiffrées basées sur le nombre d’interpellations, cela produit des comportements qui ne sont pas qu’individuels et créé les conditions de ces contrôles au faciès.

« L’absence de récépissé ne crée pas les conditions pour mener facilement ces études »

Comment avez-vous ressenti la relaxe des policiers dans l’affaire Zyed et Bouna ?

Cette affaire est le signe de la dégradation des relations entre les policiers et des personnes qui, parce qu’elles vivent dans un quartier, sont perçues par les policiers comme suspectes. Inversement, la réaction des personnes qui fuient la police est également symptomatique. Il y a un questionnement sur l’évaluation de la responsabilité des policiers au regard de leurs obligations particulières : ils sont plus que des citoyens dans une affaire de non-assistance à personne en danger. Leur mission doit être de constater des infractions et mener des enquêtes, mais aussi d’être au service de la population et de lui porter secours.

Il existe très peu de données sur les contrôles au faciès. Comment l’expliquez-vous ?

L’absence de récépissé ne crée pas les conditions pour mener facilement ces études. Il faut donc créer soi-même ses données pour ensuite évaluer, ce qui est très compliqué. Le fait qu’il y ait des réticences en France sur les statistiques dites « ethniques » peut aussi jouer un rôle.

Êtes-vous favorables aux statistiques ethniques ?

Nous n’avons pas pris de position sur la question. Mais nous savons que les associations qui débattent de ces questions sont favorables à ce que l’origine ou l’apparence apparaisse dans le récépissé, afin de lutter contre le phénomène de discrimination.

« On est sur une continuité de la politique menée sous les gouvernements de Nicolas Sarkozy ».

Pensez-vous que l’engagement numéro 30 de François Hollande pour l’élection présidentielle de 2012 est tenu ? (Je lutterai contre le « délit de faciès » dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens)

Clairement pas. On est sur une continuité de la politique menée sous les gouvernements de Nicolas Sarkozy. L’obligation pour les fonctionnaires de porter un matricule et de créer un accès sur internet pour dénoncer les abus policiers, ça ne répond pas au besoin massif et urgent de lutter contre les contrôles au faciès. Ça a pu avoir quelques effets dans certaines procédures, mais à partir du moment où vous ne pouvez pas établir que le contrôle d’identité a eu lieu, quand bien même vous donneriez un numéro de matricule (encore faut-il être en capacité de le retenir et de le noter…), vous n’avez aucun moyen d’établir que vous avez été contrôlé.

La Cour d’appel de Paris a ainsi décidé que le fait de n’apporter aucun justificatif est attentatoire au principe fondamental reconnu par la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui est le droit au recours effectif [Article 13 – NDLR]. Le matricule ne garantit pas du tout ce droit au recours. On veut donc le récépissé, mais aussi la réforme de l’article 78-2 du code pénal, précisément pour supprimer les cas de contrôles d’identités qui permettent des dérives et de l’arbitraire.

Il est difficile de réformer la police. Comment expliquer un tel immobilisme ?

La police et le ministère de l’Intérieur ont toujours eu une place particulière au sein de nos institutions. Les syndicats policiers ont également une écoute importante dans les milieux politiques. Des ministres sont assez proches de personnalités policières…

Les syndicats de policiers disent le contraire : ils pensent qu’ils ne sont pas écoutés…

Pourtant on le voit sur le récépissé !

« Les faits d’outrages devraient être dépénalisés »

Pourquoi les citoyens perdent-ils systématiquement contre les policiers lors des procédures d’outrage et de rébellion ?

Laurence Blisson : Des outrages et rébellions découlent parfois de contrôles au faciès. Mais la grande difficulté c’est qu’on est dans un domaine où c’est une parole contre une autre. La procédure d’outrage et rébellion peut être instrumentalisée, par ailleurs : c’est une réponse des policiers à un contrôle d’identité qui s’est très mal passé et qui a donné lieu à des comportements brutaux, voire violents. Comment sur le plan judiciaire le juge peut démêler le vrai du faux et avoir le regard indépendant et critique qu’il devrait avoir institutionnellement ? La position du Syndicat de la magistrature, c’est que les faits d’outrages devraient être dépénalisés. Ça relève du civil en réalité. Chaque année, on a autant de condamnation pour outrage et rébellion que pour les délits financiers, on comprend le problème…

Cette année a été marquée par l’invalidation d’un contrôle d’identité à Bordeaux et par la condamnation de l’État pour faute lourde le 24 juin pour 5 cas de « contrôles au faciès » par la cour d’appel de Paris, ce qui constitue « Une première en France ». Va-t-on vers une évolution de la loi concernant les contrôles ?

On l’espère. Pour parler de la décision sur Paris plus précisément, ce qui est une grande avancée dans la décision de la Cour d’appel de Paris, c’est la reconnaissance que, dès lors qu’il n’y a pas de récépissé, le droit au recours effectif n’est pas assuré. Ça devrait imposer à l’État de réviser totalement le régime des contrôles au faciès. Les témoignages et les études statistiques sont ainsi déclarés recevables par cette jurisprudence. C’est extrêmement positif et cohérent par rapport aux principes fondamentaux reconnus par la Cour Européenne des droits de l’homme. C’est une première reconnaissance de la responsabilité de l’État. Maintenant, les modifications doivent venir du législateur, du politique.

« Il serait catastrophique de laisser les dispositifs en l’état »

À part le récépissé, quelles sont les autres réformes que vous proposez concernant les contrôles d’identité ? Jacques Toubon, Défenseur des droits et l’UNSA Police, que nous avons interviewé, sont par exemple favorable à l’installation de caméras embarquées avec les policiers.

Nous n’avons pas de position arrêtée à ce jour sur les caméras. Par contre, nous revendiquons la modification de l’article 78-2 du Code pénal. En gros, il faudrait supprimer tout l’article après le premier alinéa et le redéfinir : il doit y avoir des indices objectifs et individualisés laissant penser que la personne a commis une infraction. Si cet article n’est pas supprimé, il faudrait pouvoir consulter les réquisitions du procureur sur demande pour pouvoir les utiliser en justice et s’assurer d’un contrôle sur ces réquisitions, faire des études sur ces questions.

Comment voyez-vous les années à venir, si la législation sur les contrôles d’identité n’évolue pas ?

L’existence de ces discriminations construit un fossé susceptible de créer un rejet de l’autorité policière et de ce qu’elle représente : l’État et les institutions. Ce n’est jamais une bonne chose dans une société que d’accepter et de rester passif face à des discriminations et des relations entre la police et les citoyens qui se dégradent. Il serait catastrophique de laisser les dispositifs en l’état.

La rédaction

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