Christiane Taubira : « Le racisme n’est pas une opinion. C’est un délit. »

«  La Marche doit s’inscrire dans notre mémoire collective »

30 ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme, comment peut-on faire pour inscrire cet évènement dans notre histoire nationale? Est-ce que ça devrait faire l’objet d’une loi mémorielle ?

Je ne vois pas pourquoi la Marche pour l’égalité ferait l’objet d’une loi mémorielle. Ce que l’on appelle en général les lois mémorielles se réfèrent à des évènements historiques. Les vraies lois mémorielles sont juste des lois déclaratives.

Photo par Claude_Truong-Ngoc_juin_2013 (CC BY-SA 3.0)

Mais certaines lois dites mémorielles ne sont pas que déclaratives. La loi qui reconnaît la traite négrière comme crime contre l’humanité n’est pas une loi mémorielle dans le sens où elle définit juridiquement des évènements historiques. Elle contient en plus des dispositions normatives comme l’obligation de modifier les programmes scolaires et d’introduire cette histoire à tous les niveaux d’enseignement. Elle contient des dispositions sur une journée de commémoration nationale. Elle n’en fait pas une histoire à part, portée par une seule catégorie de citoyens. C’est inscrit dans la mémoire collective et le récit national. Elle a également instauré un comité pour la mémoire et l’histoire des traites et de l’esclavage qui aboutit à toute une série d’actions, de colloques, d’expositions. Il y a aussi le mémorial de Nantes et des références à des éléments précis.

La Marche est un évènement politique et social. Il y a trente ans, des jeunes, vite rejoints par des adultes, ont d’abord décidé de se donner une visibilité. C’est à dire cesser de vivre dissimulé ou n’apparaissant qu’en tant que victime ou cadavre. C’est considérable. Ils s’affichent comme des citoyens dans la société. Ils donnent un visage à la question des crimes racistes et du refus de la citoyenneté à certaines catégories. C’est un grand évènement. Qui n’a pas à faire l’objet d’une loi mémorielle mais qui doit s’inscrire dans notre mémoire collective.  Mais surtout donner lieu à des politiques publiques qui répondent à ces demandes. Et qui doivent être capable de constater aujourd’hui que ces sujets sont encore à vif, béants parce qu’on n’a pas su apporter des réponses durables.

« Manifestement, on a assez largement raté ce rendez-vous »

Il y a eu des réponses, notamment la carte de séjour de 10 ans, qui est directement une conquête de cette marche. Même s’il se trouve que ce n’était pas une des grandes revendications de la marche. Je crois profondément que ces jeunes se posaient comme citoyens de la société française, dont la vie est ici. Il y a avait des étrangers dans les banlieues, il y en a encore. La réponse évidente pour les pouvoirs publics a été la carte de séjour de 10 ans. Mais la revendication était une revendication de citoyenneté. Les pouvoirs publics doivent aujourd’hui s’interroger si la citoyenneté s’exerce de façon pleine et entière dans la société française. Notamment lorsque on affiche des différences visibles. Les dernières semaines nous ont rappelé que ce n’est pas gagné. (NDLR : La ‘Une’ de minute, l’enfant avec la banane, etc.)

Vous parliez vous même pour la célébration de la marche d’un échec relatif. Est-ce qu’on n’a pas raté quelque chose pour ces 30 ans au niveau national ? N’a-t-il pas manqué une parole publique forte ?

Je suis absolument persuadée de ça et je le regrette profondément. J’ai personnellement, dès le mois de mai, commencé à recevoir au ministère de la Justice des associations d’anciens organisateurs de la Marche. Je voulais savoir si des choses s’organisaient à l’échelle nationale.

Est-ce qu’il y avait l’ambition à la fois de redonner une existence en grande vitalité de ce qu’a représenté ce grand évènement politique et social ? Est-ce qu’une parole pouvait monter et s’adresser à l’ensemble de la société française ? C’était ma quête, qui a duré plus de quatre mois. J’ai rencontré des associations et des personnalités, d’anciens organisateurs, marcheurs, marcheuses. J’en ai rencontré plus d’une quarantaine et je me suis rendue compte qu’il y avait assez peu de chances.
Nous aurions dû avoir un grand rendez-vous

Il y a une responsabilité publique. D’ailleurs, elle a essayé d’être entamée. Le ministre de la ville (NDLR : François Lamy) a lui aussi reçu les associations et essayé d’organiser des évènements à caractère national. Manifestement, on a assez largement raté ce rendez-vous. Je le dis avec nostalgie et un peu de tristesse. La société française a des entailles. Il y a des choses à raccommoder, à recoudre. Il y a des mots, des concepts à refaire vivre, des mots à prononcer, des choses à construire ensemble. Ça ne peut pas se faire par des associations dans des territoires délimités. Nous aurions dû avoir un grand rendez-vous.

J’ai quand même découvert des choses étonnantes y compris par des personnes qui ont participé à la Marche. Certains disent que c’est du passé et que les jeunes ne savent pas que ça a existé. Oui ils ne savent pas que ça a existé. Mais si on n’apprend pas ce qui a existé, on ne peut pas se définir ni s’inscrire dans une filiation. C’est à dire : « Moi, je suis héritier de luttes sociales, de luttes émancipatrices de l’individu. » Il faut arriver à s’inscrire dans des lignes et que l’histoire soit enseignée.

Le fait que des jeunes de 25 ans aujourd’hui n’aient aucune idée de ce qu’a représenté cette marche ne me paraît pas être une raison suffisante. Sinon je ne me serais pas intéressée à l’histoire des lumières, de l’esclavage, de l’émancipation des colonies des Amériques, à l’histoire européenne, aux conceptions religieuses qui ont provoqué des guerres. Il nous faut donc transmettre l’histoire et la rendre intelligible. C’est à dire expliquer ce qu’enseignent les évènements et pas seulement se remémorer. Donc je regrette effectivement. Ce n’est pas tout à fait perdu. Il reste encore quelques jours (au 1er décembre, jour de l’ITW, il restait donc un mois jusqu’au 31 décembre). Je n’ai pas vu venir cet évènement national et je pense qu’il aurait été salutaire à l’ensemble de la société.

Sebastien Gonzalvez

Journaliste plurimédias. Rédacteur en chef à @BondyBlogLyon @HorsDesClous https://www.facebook.com/horsdes.clous

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