Né à Paris en août 2019 pour marquer le centième féminicide de l’année, le mouvement des “collages” s’est vite répandu en France. Aujourd’hui, les colleuses et colleurs de Lyon continuent de recouvrir les murs contre les oppressions. Retour avec deux militantes sur ce mouvement de lutte entre réappropriation de l’espace public, libération de la parole et révolte intersectionnelle.
Depuis plus d’un an, les murs de nos villes n’ont plus que des oreilles. Les slogans qui les recouvrent entendent dénoncer les violences subies par les femmes et les minorités de genre.
“On est là”, lit-on par exemple sur ce mur, en grandes lettres noires sur fond blanc. Ce “on”, c’est le collectif Collages Féministes Lyon, qui souhaite mettre en lumière les oppressions patriarcales et l’inaction du gouvernement. Les colleurs·es opèrent généralement de nuit et en “non-mixité choisie”, c’est à dire que le collectif est fermé aux hommes cisgenres (non-transgenre).
Léa et Manon[efn_note]Les prénoms ont été modifiés[/efn_note] ont respectivement 20 et 24 ans. De jour, l’une travaille en tant que cuisinière tandis que l’autre est volontaire en service civique. De nuit, elles arpentent les rues armées de leur colle et de leurs affiches. Les deux activistes sont revenues avec nous sur leur perception du mouvement et de son évolution, ainsi que sur leurs motivations à rejoindre le collectif. Elles précisent s’exprimer en leur nom propre, en tant que membres du collectif et non en tant que porte-paroles.[efn_note] Pour en apprendre plus, le collectif devrait également être présent aux universités HF (sur l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture), organisées le 28 et le 29 Novembre aux Subsistances.[/efn_note]
Quand avez-vous rejoint le mouvement ? Quelles ont été vos motivations ?
Léa : Je suis arrivée en mai, juste après le confinement. J’ai une amie qui collait déjà à Paris, et cela faisait longtemps que je suivais le mouvement à Lyon. Je me suis rendue compte que je pouvais aussi le faire, parce que cette forme d’activisme est très accessible. J’ai eu l’impression de rentrer dans un groupe, dans quelque chose de “plus grand que moi” : on colle, on voit d’autres collages sur notre chemin… On s’approprie la ville et les murs de nuit, ce qui n’est pas forcément évident en temps normal. Ensemble entre colleurs et colleuses, on a le sentiment d’être super fort·e·s, et que rien ne peut nous arriver !
Manon : J’ai rejoint le collectif il y a une dizaine de mois. J’avais cette volonté de militer qui en même temps paraissait incompatible avec mes horaires et mes disponibilités. Cette idée de coller des slogans en soirée ou la nuit était parfaite par rapport à mes disponibilités. Je souhaitais aussi rentrer dans un groupe, rencontrer des personnes qui partagent mes idées, pouvoir discuter sans avoir à entrer dans des débats sans cesse. C’est stressant à force de devoir se bagarrer avec des gens pour qu’ils entendent tes arguments.
Quelles sont les principales forces de ce mode d’expression selon vous ?
L : Déjà, il est très accessible en terme de matériel et légalement, le collage est simplement considéré comme une dégradation “légère”. L’avantage, c’est surtout que c’est très visible et que ça marque. C’est aussi positif d’avoir une espèce de “marque de fabrique”, dans le sens où on est reconnaissable. En tant que public – et non colleuse – de ces slogans, cela me fait du bien d’en voir dans la rue et de me dire que d’autres groupes sont passés par là.
M : Je pense que la principale force des collages c’est qu’ils sont partout. Tout le monde les voit, tout le monde en a déjà au moins croisé une fois. Ce sont des slogans simples, clairs, et puissants. Ils tapent à l’oeil et restent en tête !
Quel est l’intérêt d’opérer en non-mixité ?
L : Le but, c’est de se réapproprier des espaces qui sont souvent réservés aux hommes cis, comme la ville pendant la nuit. Le fait qu’on soit en non-mixité est super important pour qu’on puisse reprendre une place et affirmer qu’on peut aussi sortir de nuit et occuper la ville. On veut aussi éviter que se reproduisent, au sein du collectif, les mécanismes de domination qu’on dénonce et contre lesquels on lutte. Ne pas inclure les hommes cis permet à beaucoup de personnes de se sentir en sécurité et de s’exprimer plus librement. C’est positif d’avoir cet espace “safe”, à nous.
M : L’intérêt c’est de se réapproprier la rue, de donner plus de visibilité aux femmes. Même si certains hommes sont des alliés, les mécanismes de dominations sont durs à déconstruire. Avec un mouvement mixte, je pense que les hommes auraient pu prendre le dessus. Je le vois bien dans le monde du travail, certains refusent d’avoir une femme pour supérieur mais ne savent pas expliquer pourquoi. Certains mecs de mon entourage me disent que ça serait plus sûr pour nous d’être accompagnées par des hommes et même s’ils n’ont pas tort, c’est là toute la problématique. Il faut que nos rues soient aussi sûres pour une femme que pour un homme.
Comment décidez-vous collectivement des slogans que vous allez coller ?
M : Quand un slogan ne fait pas l’unanimité, il est invalidé et on ne le colle pas ! On doit d’abord exposer nos slogans à tout le collectif, si ça dérange ne serait-ce qu’une personne il est supprimé. J’ai moi même proposé des slogans qui ont été invalidés et après que l’on m’ait expliqué en quoi ils étaient problématiques, j’ai compris mon erreur à chaque fois. Parfois on ne pense pas à mal et c’est pour ça que c’est bien que les personnes qui réalisent qu’il y a un problème avec un slogan le signalent : ça nous fait grandir. Il faut que le collectif soit “safe” pour toutes les personnes discriminées. C’est très important que chacun·e se sente représenté·e.
L : On accorde beaucoup d’importance à l’inclusivité des différents genres mais aussi de toutes les personnes quelque soit leur appartenance sociale ou ethnique, leur handicap… Au sein du collectif, on essaye d’écouter les personnes concernées pour le choix des slogans et de varier les sujets sur lesquels on colle, afin que toutes les luttes aient de la visibilité et pas seulement celles qui nous concernent personnellement.
Comment choisissez-vous les murs sur lesquels coller ?
L : Les critères, c’est que ça tienne sur le mur et que ça soit un endroit où on ne se sente pas en danger au moment où on colle. En dehors des actions spéciales, il ne faut pas non plus que ça soit un bâtiment public, parce que c’est plus grave légalement. On choisit vraiment en fonction de ces critères pratiques, est-ce que tout le monde va se sentir à l’aise, est-ce qu’on n’est pas trop près d’un commissariat… Il y a aussi des personnes qui nous demandent de coller des slogans qui leur tiennent à coeur, par exemple dans la rue de leur agresseur. Cela reste toujours anonyme, puisqu’on ne fait pas d’accusation, mais l’idée est aussi d’interpeller l’agresseur.
Que ressentez-vous en voyant certaines affiches décollées ?
L : Je pense qu’il y a une part d’incompréhension : souvent, sur ces sujets, les personnes du “bon côté” de la domination ne mesurent pas l’ampleur des oppressions. Il y a aussi une question de tabou, et certains slogans (sur les violences, ou la sexualité par exemple) sont peut-être plus susceptibles d’être arrachés que d’autres. Pour nous, cela revient quelque part à dire “la propreté de mon mur est plus importante que les problèmes que vous dénoncez”, ce qui est très insultant… Ma réaction dépend de mon humeur : des fois je suis résignée et je me dis que cela ne sert à rien, que le message ne tient pas la nuit… Des fois cela me motive à continuer à coller, jusqu’à ce que les gens comprennent et arrêtent d’arracher !
Le mouvement des collages est né à Paris sous l’impulsion de Marguerite Stern, une ancienne Femen qui a ensuite été accusée de discriminer les personnes “trans” et les travailleurs·es du sexe. Pourquoi est-ce important de se détacher de cette image selon vous ?
L : C’est quelque chose qui nous pose vraiment question, et on a d’ailleurs récemment changé le nom, qui avait été choisi par Marguerite Stern. ”Collages Féminicides Lyon” est devenu “Collages Féministes Lyon”, ce qui répondait à notre volonté d’élargir notre champ d’action. Cela reste bien sûr très symbolique, mais cela nous a aussi permis de faire un communiqué pour nous désolidariser d’elle.
M : Cette position contre les personnages tels que Marguerite Stern est importante à prendre : nous sommes un collectif féministe visant la convergence des luttes et nous ne pouvons pas nous permettre de rejeter telle ou telle personne différente de la majorité. Qu’elle pense que les personnes trans n’ont rien à faire dans la lutte féministe ou invisibilisent les femmes cis est son droit, mais à mes yeux c’est de la discrimination.Ces personnes sont discriminées au même titre que les femmes cis par notre société, donc elles ont leur place à nos côtés. Avoir dans nos groupes des personnes ‘transphobes,’ c’est donner du pouvoir aux personnes qui dénigrent le mouvement féministe en prétendant qu’il n’est pas inclusif.
On voit justement que les collages concernent une gamme de plus en plus large de sujets. N’y a-t-il pas un risque de dilution du message originel ?
M : Je ne pense pas que cela dilue notre message étant donné que nous visons certes la convergence des luttes mais toujours dans la défense des femmes et minorités de genres. Pour moi cette convergence est donc toujours souhaitable. Quand un sujet d’actualité en France ou dans le monde nous choque nous nous en emparons, créons des slogans qui lui sont dédiés. Personnellement, je peins des slogans qui me parlent, comme pour l’affaire Julie et les pompiers de Paris, le scandale autour des lycées qui sexualisent le corps d’élèves mineures et leur interdisent telle ou telle tenue…
Récemment, le collectif a également relayé un appel à manifester contre la Manif pour Tous. Est-ce le signe d’une transition vers d’autres modes d’expression ?
L : Le fait de manifester ou co-organiser des événements en dehors des collages n’est pas nouveau. L’année dernière on a par exemple mené plusieurs actions “coup de poing” comme le monument aux mortes sur le palais de justice, ou des actions lors de la journée internationale des droits des femmes ou celle de lutte contre les violences faites aux femmes. Le collectif évolue et ses rangs augmentent donc peut-être qu’on a davantage les moyens de mener plusieurs types d’actions. Tant que ce sont des événements qui correspondent à nos valeurs et à nos luttes, on peut y participer ou au moins les soutenir.
Que pensez-vous de l’action du gouvernement ou de la mairie écologiste sur ces sujets ?
M : Le gouvernement ne fait vraiment pas assez de choses contre les violences faites aux femmes et contre les discriminations liées aux genres. Ce gouvernement me dégoûte personnellement. C’est beaucoup de blabla et aucun moyen, des beaux discours qui cachent d’obscures idées. Récemment le gouvernement a par exemple refusé l’interdiction des mutilations génitales sur les personnes intersexes alors que l’ONU a déjà rappelé la France à l’ordre plusieurs fois. Le Grenelle des violences conjugales n’a pas servi à grand chose, à l’exception de l’apparition du mot »féminicide » qui est devenu plus courant et plus utilisé. Les nominations de Darmanin et Moretti sont une sorte de pied de nez aux féministes. Celle d’Elisabeth Moreno en tant que ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes également. Personnellement, son discours sur le harcèlement en entreprise m’a beaucoup choquée.
L : L’apparition du mot “féminicide” dans le Larousse est un exemple de progrès qui reste trop symbolique. Cela symbolise d’ailleurs très bien la politique du gouvernement qui est beaucoup dans la communication mais qui ne fait rien de concret. Par exemple, le gouvernement ne met pas de moyens dans l’accueil des femmes victimes de violences, ni dans la formation des personnes qui enregistrent les plaintes… Il faut des actions concrètes, qui demandent des moyens et de la volonté politique. Aujourd’hui elles ne sont pas menées, et à défaut de ça on n’obtient que des victoires symboliques qui n’aident pas directement les victimes.
Et celle de la nouvelle équipe municipale lyonnaise ?
M: Pour la nouvelle Mairie, il reste à voir si tout ce qu’ils ont promis sera mis en place. Les points soulevés sont primordiaux : la rénovation des cours d’écoles, l’utilisation de l’écriture inclusive, la parité pour les élus… A voir si ça n’était pas que du blabla pour surfer sur une vague féministe et s’attirer des votes.
L : Ce qui se passe au niveau des élu·es reste cantonné à une sphère très différente de la nôtre. Notre action à nous est militante, même si cela peut être complémentaire. Pour la Mairie, on attend de voir ce que cela va donner. C’est positif que ces choses là soient au moins discutées, on regardera ce qui est fait concrètement dans les prochains mois et les politiques qui sont menées.
Enfin, quel impact pensez-vous que le couvre-feu aura sur votre organisation ?
L : Pour l’instant c’est en débat, pour les personnes motivées il y a 6h du matin quand les rues sont encore tranquilles. On peut aussi potentiellement coller la journée mais comme il y a plus de passage il faut trouver des endroits peu passants, moins visibles. On veut surtout continuer à coller, même si la quantité de collages va sûrement diminuer. Pour autant, il y a toujours eu des périodes moins réactives comme les vacances d’été, par exemple. Cela n’a pas empêché le collectif d’être encore très actif et je pense que nous avons encore des beaux jours devant nous !
M : Forcément, nous n’avons pas de visibilité sur ces prochains mois à cause du virus et des nouvelles restrictions. Mais nous serons toujours là pour défendre nos droits et ceux des victimes. Le sexisme est partout, nous aussi. Quoi qu’il arrive nous resterons actif·ves en vrai et sur les réseaux pour éduquer, faire réfléchir…