Un photographe met la Rue d’Algérie sur la carte de France

Jim Frade dit « Jim La Souille » est un photographe lyonnais qui s’inspire de son quotidien dans les pentes de Croix-Rousse. Il réalise des portraits, en pleine rue, dans l’intimité de son modèle, comme des expositions au cœur des quartiers de sa ville. Sa passion pour Lyon, il la cultive avec des expositions comme « Rue d’Algérie » ou « 6ne L9ve ». L’unique objectif ? Rendre chacun fier de son histoire personnelle.

Jim est lyonnais et fier de l’être. Bien que son inspiration se trouve entre Rhône et Saône, le photographe de 38 ans ne vit à Lyon que depuis une quinzaine d’années. Originaire de Besançon, il vient tenter l’aventure à Lyon et trouve rapidement un travail dans le commerce. Entre JD Sports et Adidas, il trouve des jobs pour « remplir le frigo », à côté de sa vraie passion qu’il cultive chez lui, sur son ordinateur : Playmogang. « C’est un projet dans le graphisme où je reprends des personnages, des artistes ou des personnalités de ce monde, et je les dessine en Playmobil. C’est mon premier gros travail ».

Quelques réalisations du projet PLAYMOGANG, réalisé par Jim La Souille. Crédit : Jim La Souille

Ses premiers rapports à la photographie

Ce projet, aujourd’hui en pause par manque de temps, est pour Jim Frade avec le recul, un moment de bascule dans sa carrière. « Ça m’a permis de faire quelque chose à côté de mon travail. J’ai vraiment commencé à faire ce que j’aimais ». S’il n’a jamais fait d’étude ou d’école dans la photographie, c’est que sa démarche est naturelle et passionnée. Maladroit avec la course aux likes sur Instagram, mal à l’aise avec la création d’un portfolio pour démarcher d’éventuelles galerie d’Art ou encore les standards d’écoles de marketing, Jim souhaite avant tout vivre de ce qu’il aime : la photo. Une passion arrivée très tôt dans sa vie : « Mon premier appareil quand j’étais gosse, c’était un argentique que ma mère m’avait donné. J’ai commencé beaucoup plus tard à shooter avec un appareil numérique ». Pour se former il passe par « la débrouille, la galère » et quelques cours sur YouTube comme « les masterclass de Joel Meyerowitz, un street-photographe américain légendaire. Il m’inspire beaucoup dans son rapport humain dans le comportement de photographe ».

C’est par le portrait qu’il est rentré dans le monde de la photographie. Un exercice qu’il réalise désormais quasiment quotidiennement. Après quelques temps à créer son projet Playmogang, Jim Frade décide de sortir de sa zone de confort et de voir un peu le monde. Il commencera par Paris puis prendra la direction de Londres. Une aventure qui lui permettra d’ouvrir les yeux sur lui-même et sur ce qu’il veut faire de sa vie : de la photo. « C’est cliché de dire ça, mais le voyage t’ouvre l’esprit. Cette expérience m’a énormément apporté. Par la suite, j’ai énormément voyagé, ça m’a ouvert sur les personnalités, les origines sociales, l’humilité. Tu vois beaucoup de choses appréciables comme d’autres qui sont dures et tu remets en question ton mode de vie, ton schéma de pensée ».

Au retour de son périple londonien, il revient dans le monde du textile pour créer son propre projet : Rue d’Algérie.

Photo de Jim dans son quartier des pentes de la Croix-Rousse. La rue Leynaud est remplacée par « Rue d’Algérie ». Crédits : Tristan

Rue d’Algérie : l’entrée dans le grand bain

Photo prise par Jim La Souille pour son projet de portraits via « Rue d’Algérie ». Crédits : Jim La Souille.

Tout part de son expérience dans un magasin situé dans le quartier d’Hôtel-de-Ville, plus précisément la rue d’Algérie. A force de créer du contenu de qualité et de diversifier son travail : photos, affiches, stickers… Jim La Souille décide de créer un textile affichant fièrement le lieu où tout a commencé pour lui dans ce milieu. La première collection « Rue d’Algérie » est une grande réussite. Avec sa seconde marque « la Souillonnerie », il travaille notamment avec Djibril Cissé dès la première collection. La demande est tellement forte que le photographe perd un peu pied et veut se recentrer sur l’attrait visuel : « On pensait avoir nos relais, mais en réalité, c’était plus dur que ça. Il fallait tous les jours se renouveler, sans réseau ni appui, c’était dur ».

Pour lui, le textile n’a pas d’autre objectif que le financement de projets plus gros : « Le textile (pulls, t-shirts, casquettes…) me permet de pouvoir faire des soirées, des expositions. Le textile finance tout. Les photos et les portraits étaient gratuits au début. Maintenant je les fais à 20 euros ».

Titulaire de la marque, il développe donc par la suite le projet Rue d’Algérie, qui devient rapidement un élément central de la culture des pentes de la Croix-Rousse.

Fier de représenter Lyon, Jim Frade se lance dans le portrait un peu par hasard, en photographiant un ami avec le signe 69 [NDLR : signe de mains représentant Lyon]. Il la poste sur son Instagram et l’engouement devient tel, que chacun veut son portrait. Le photographe accepte et décide d’agrémenter sa collection jour après jour, acceptant de plus en plus de demandes. Pour lui, cette expérience reste avant tout un moment humain : « Tous les gens qui ont participé au projet, je les ai rencontrés en vrai, on a eu l’occasion d’échanger, on a vécu un moment de vie. J’ai participé à des shootings avec des modèles photos où les shootings étaient sympas, les photos rendaient bien, mais je n’ai jamais eu de vrai feeling avec la personne. Tandis que pour les portraits de Rue d’Algérie, tout est très humain, les gens sont cools. L’expérience du portrait est une vraie relation. J’ai une démarche saine, je veux que les gens soient contents de leurs portraits et qu’ils choisissent de le poster ou non. Je n’oblige personne à le faire. Tout le monde connait le fond de ma démarche, on crée une vraie communauté. Je ne vais jamais chercher un « influenceur » pour faire du clic ».

Un seul amour, celui du 69

En parallèle du projet Rue d’Algérie qui se concentre sur des portraits et du textile, Jim La Souille développe sa première capsule indépendante : 6ne L9ve. Cette remise en question artistique le pousse à aller plus loin et rassembler toujours plus de lyonnais autour d’une passion commune : Lyon. Avec ce projet « One Love : 69 » il réussit son pari : « avec la collection 6ne L9ve, j’ai vendu mes produits à des profils beaucoup plus larges : des cinquantenaires, des jeunes … One love plus 69, c’est simple, ça touche tout le monde. Il y a un vrai engagement à porter un t-shirt « Rue d’Algérie » ».

« One Love a pété et j’en suis très content, c’est le projet le plus révélateur que j’ai réalisé : la diversité et l’amour pour le 69. C’est un parfait résumé de ma mentalité. Mes futures expositions me mettent en revanche plus de pression ».

Si le photographe passe énormément de temps derrière son appareil et son ordinateur, il en passe également beaucoup dans les différents lieux où il expose son travail. En plus de ses t-shirts, les projets rue d’Algérie et 6ne L9ve trouvent également un écho sur les murs. Il consacrera ces deux projets fous à une exposition au centre culturel des subsistances, dans le 1er arrondissement.

Photo réalisé par Jim La Souille avant le vernissage de son exposition 6ne L9ve. Crédits : Jim La Souille.

« La photo est faite pour être vue, observée, à grande échelle. Je veux que ça soit de la meilleure qualité possible. La base de la photo c’est physique, bien avant Instagram. Que les gens puissent se rassembler autour d’un projet, se chercher en face d’un mur de 150 photos : c’est ça le kiff. J’ai exposé au HEAT et grâce à Rose et Amélie [NDLR : programmatrices des événements aux Subsistances] j’ai pu travailler aux Subsistances. Le projet a rendu quelque chose de fou, les gens m’ont rendu tout l’amour que je portais pour ce que j’ai construit. On a fait une block party le dimanche avec un monde fou. Dès la fin de l’événement, je me suis dit « qu’est-ce qu’on fait la prochaine fois ? ».

Ces rencontres sont l’essence même du travail de l’artiste. Sa communauté, sa famille, c’est avec eux que son projet peut vivre : « C’est par rue d’Algérie que mon cercle s’agrandit, en échangeant avec les gens que je shoote. Parmi les 450 portraits, il y a énormément de gens qui relayent les infos. Ils viennent à moi par la suite, ils essayent de m’aider, me trouver d’autres connexions. Je vis avec cette grande famille, cette communauté, on grandit tous ensemble ».

Une nouvelle dynamique lyonnaise

Lorsqu’on demande à Jim Frade s’il semble faire partie de ce renouveau de la culture lyonnaise, il répond simplement : « Je ne cherche pas à en faire partie. Je n’attends pas de retour de Lyon. Moi ce que j’aime, c’est prendre les gens en photos ». Une passion que l’on peut observer lorsqu’on se balade avec lui dans les pentes de la Croix-Rousse. En expliquant son expérience de collage photos de 50X70 le photographe immortalise, dans le même temps, les passants qui sont sa plus grande inspiration.

Fier d’être devenu, avec le temps, lyonnais de cœur, il considère que sa ville manque encore d’emblèmes, d’unité, de fraternité. Le signe « 69 avec les mains », désormais aussi important que le « 69 la trik », est devenu un élément central du travail de Jim Frade : « ce signe s’est imposé avec le temps. Dans mon projet, il n’y a jamais rien de calculé. J’ai shooté pas mal de breakeurs qui faisaient le signe 69 avec les mains et un jour j’ai posté ces photos-là. Ce sont des photos qui ont bien marché, quand j’ai eu l’idée de représenter Lyon sur des t-shirts avec rue d’Algérie, j’ai tout de suite pensé au signe 69. Cela a super bien marché, il a été validé par le public et c’est l’élément reconnaissable de rue d’Algérie ».

« Rue d’Algérie, avant d’être une « marque », c’est un projet photos »

Cette fierté de représenter Lyon à travers ses différentes collections est d’autant plus intéressante que son travail s’exporte désormais au niveau national : « Je ne pense pas que mon projet aurait marché aussi bien s’il s’appelait « Rue de Limoges » et j’en suis assez content d’ailleurs. Je suis heureux de pouvoir aussi capter la fierté nationale des algériens, qui s’en foutent du projet mais qui veulent simplement un t-shirt marqué « Rue d’Algérie ». J’en vends même à des gens qui ne sont pas de Lyon, à Marseille notamment. C’est un projet ouvert à tous ! J’espère que même des personnes qui sont de droite, se disent que c’est un projet intéressant sous différents points de vue. Je ne pense pas que ce soit majoritaire, mais j’espère que ça existe ! ».

Lilou, Lazuli & Co : les ambassadeurs

En tentant de parler à tous les fans de Lyon, le photographe a également capté l’attention de nombreux artistes et créateurs de la région. C’est le cas avec LAZULI, artiste lyonnaise, à qui nous faisions déjà référence par le passé. Jim Frade étant fan de la culture hip-hop, il a notamment connecté avec tous ceux la partageant. « Je suis à fond dans la culture hip-hop. C’est ce que j’aime. Les connexions se font logiquement sous les signes du partage, de la diversité. C’est ce que revendique cette culture {…} J’ai rencontré LAZULI par le biais de Boris Stakhanov ( NDLR : réalisateur, vidéaste lyonnais). On a vite accroché. On s’est vraiment connecté car j’ai shooté l’artiste « Doria » chez Boris à Bron. J’ai rencontré Izen [NDRL :DJ, producteur et directeur artistique de Lazuli] par la suite, on s’est tous bien entendu. Ils m’ont invité à faire de la photo BDS (behind the scenes) sur le clip de PICA de Lazuli. Les choses se font très naturellement ».

Il rencontre également Lilou, légendaire danseur, breakeur du groupe « Pockémon Crew », champion du monde de break en 2004 (entre autres). Sa rencontre avec lui a créé un lien fort entre les deux compères : « Je l’ai rencontré quand j’ai fait mes sweats « Rue d’Algérie ». J’ai un ami qui s’appelle « John Top Rock » qui organise des événements de hip-hop. Un jour je voulais shooter ma nouvelle collection de sweat lors de l’exposition du « Zoo Art Show » où j’exposais. Par hasard je suis tombé sur Lilou, j’en ai profité pour réaliser son portrait. On s’est senti très sains, j’ai rencontré sa femme et ses enfants par la suite, que j’ai également photographiés. Lilou faisait déjà le « 69 avec les mains » avant moi, il a toujours représenté la ville. Je le respecte pour cela aussi ». Il suivra Lilou et son crew « Street-Off » jusque dans son périple Est-Africain, au Rwanda,au Burundi, en Ouganda…

Photos prise au Burundi par Jim Frade où le danseur Lilou pratique son art. Crédit : Jim La Souille

Rue d’Algérie et son travail professionnel

En parallèle de ses projets avec « Rue d’Algérie » sur lesquels il ne gagne pas d’argent, Jim La Souille a développé un aspect professionnel de la photographie : Stussy, Nike, Carhartt, Ninkasi ou encore Home Core…. En quelques mois, il est devenu photographe pour des projets à grande envergure.

L’expérience indépendante a nourri son travail et aujourd’hui, les plus grandes marques viennent chercher son authenticité : « Au début, je ne savais pas ce que ça allait m’apporter. J’ai travaillé avec Ninkasi pour une campagne nationale, on devait prendre en photo des gens qui travaillent dans le milieu de l’alcool. Je devais travailler avec des gens qui n’ont pas pour habitude de se faire prendre en photo. C’est ce que la personne de Ninkasi venait chercher chez moi : un photographe qui travaille avec des gens qui ne sont ni mannequins, ni modèles photos, qui sont à l’aise, contents de leurs portraits ».

Sa façon de travailler est devenue signe de réussite. Mieux que ça, il peut maintenant refuser des projets lorsque l’aspect humain ne prime pas : « J’ai arrêté de travailler avec des gens que je ne sens pas. Tous mes projets : CARHARTT, Réception… Ce sont des collaborations durables. Au-delà de ce que je leur livre en photo, on sent une certaine sérénité ».

Cependant, un fossé persiste entre le rapport de proximité avec ses portraits à l’unité dans les pentes de la Croix-Rousse et les shootings à la demande de grosses multinationales dans des studios parisiens. Une situation qui peut paraitre paradoxale, étant donné que sa motivation provient des rapports humains qu’ils créent : « Les grosses entreprises, j’ai travaillé avec elle au tout début de ma carrière. A un moment donné, je n’avais pas fait d’école de photo et je devais attirer des marques pour crédibiliser mon travail. Tu es obligé de passer par là, mais aujourd’hui je suis dans une autre façon de penser ».

« Lyon sous les bombes »

Affiche de l’exposition « Lyon sous les bombes » de Jim Frade.

Tout ce travail nous amène à la dernière exposition du photographe lyonnais « Lyon sous les bombes », visible du 8 au 30 Septembre. Cette référence évidente à NTM qui criait déjà « Paris sous les bombes » [NDLR : de peinture] dès le milieu des années 90 est une énième ode à la culture hip-hop qui le berce depuis son adolescence. 

« Le fil conducteur de la prochaine exposition est celui-ci. C’est fait pour que les gens se questionnent « on va se faire exploser ? {…} C’est nous les bombes ? » certains ont compris que c’était une référence à NTM qui étaient eux-mêmes des graffeurs. On veut mettre en avant les taggeurs nous aussi, surtout ceux de Lyon : Birdy kids, Soli… ».

Joeystarr, membre du mythique duo NTM que Jim La Souille prend en exemple pour cette exposition, représente-lui aussi cette culture, cet art de rue. Graffeur avec son collectif 93NTM, il a été l’un des plus gros « salisseurs de la capitale », imposant son nom sur un nombre incalculable de métros, murs, bus et trams. Un art qu’il a partagé avec Lyon lors de sa venue pour tourner le film Taggers, l’occasion d’inspirer bon nombre de lyonnais dans cette voie.

Photos prises durant le vernissage de l’exposition « Lyon sous les bombes » de Jim Frade. Crédits : Tristan

Durant l’exposition au sein de l’agence immobilière CapiFrance dans le deuxième arrondissement, Jim Frade a mis en avant 30 tirages pensés autour du graffiti. Il invite à travers ces visuels lyonnais le public à se poser des questions quant à leur rapport à l’urbain. L’exposition des clichés a également été accompagné d’un vernissage, pour lequel trois DJs se sont succédé et pour lequel Ninkasi a offert les boissons. Un travail duquel l’artiste tire une vraie fierté qui rend visible son travail : « Je veux que ça soit les gens de la bulle, de la communauté qui fassent vivre le projet, pas plus. Ce sont eux qui font perdurer les expositions. Ici, on se rend compte en direct de l’ampleur de ce qu’on crée. La plupart font partie des 450 portraits que j’ai réalisé dans la rue. La boucle est bouclée ».

Cet aspect événementiel de son travail, Jim Frade l’embrasse volontiers. Pour autant, ce n’est jamais lui qui en est à l’initiative. « Ce sont les gens qui viennent me chercher pour des expositions, ce n’est pas moi qui vais les démarcher. Pour l’événement aux Subsistances, c’est Rose (programmatrice aux Subsistances) qui est venue me chercher pour exposer mon travail dans ce lieu. Je ne suis jamais aller vendre mon travail avec un portfolio. Sûrement car je n’ai pas assez de connaissances théoriques, du « business ». Ce que je propose à partir du 8 septembre, « Lyon sous les bombes », à l’atelier Capifrance, c’est leur équipe qui est venue me chercher ».

Au travers de ce moment dans lequel il livre l’intimité d’un photographe, Jim a également créé une collection textile spéciale pour l’événement. « J’ai travaillé sur une collection de maillots de foot, une production en petite quantité. L’objectif ce n’est pas de faire une collection limitée ou autre. Je veux surtout que les gens qui veulent vraiment l’acheter l’aient et qu’ils en soient contents. Je vais gagner deux euros de bénéfice, donc l’objectif ce n’est pas de s’enrichir. Je ne veux pas que « Rue d’Algérie » soit une marque ».

Tristan

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