Tribune ouverte de Renaud Payre, Professeur de sciences politiques à Sciences Po Lyon et directeur du laboratoire Triangle, qui revient sur les élections départementales de mars dernier.
Deux petits tours et puis s’en vont…. La plupart des commentaires rassurés voire des analyses insistent in fine sur la normalité des résultats des départementales. Certes il s’agit d’une élection « intermédiaire » dont le résultat n’est jamais favorable à la majorité et qui est traditionnellement – le terme intermédiaire le révèle – analysée à l’aune de l’élection présidentielle passée ou future. Mais ce type d’analyse passe à côté de l’essentiel : les élections départementales sonnent, par leurs résultats et la faible mobilisation qu’elles ont suscitée, comme une épreuve. L’issue des votes des 22 et 29 mars révèle avant tout les limites non seulement du fonctionnement institutionnel de notre pays, mais également les transformations d’un système partisan épuisé dont les effets ne sont désormais plus négligeables dans la société française. Plusieurs conclusions peuvent rapidement être livrées :
- Quels que soient les verdicts à l’emporte-pièce des soirées électorales : le Front national est sorti vainqueur de ces élections. Avec une soixante de conseillers départementaux (dont six au premier tour), le Front national l’emporte dans le cadre d’un scrutin bi-nominal proche d’un scrutin uninominal qui jusqu’alors ne lui était pas favorable. Il suffit de songer à la victoire aux cantonales de 1985 ou aux deux scrutins emportés en 2011 et aux réactions qu’ils avaient suscitées pour s’étonner du quasi-silence qui entoure la réelle poussée au soir du second tour des départementales. Aujourd’hui, aidé par l’abstention, le Front national progresse dans la plupart des circonscriptions entre le premier et le second tour. Mais surtout il s’impose dans des territoires ruraux et péri-urbains. L’adhésion semble désormais reposer sur l’absence de services publics, sur une forme avérée de désertification et évidemment sur l’inégalité des territoires. À cette transformation, il faut ajouter les précaires, les « inaudibles » (selon le titre de l’ouvrage collectif dirigé par C. Braconnier et N. Mayer) pour qui le vote est désormais un acte inepte. Le verbe ne suffit plus. Il n’est plus possible d’ignorer que les politiques publiques (ou leur absence) ont des effets notamment sur le comportement politique et sur les votes de ressentiment.
- L’autre enseignement renvoie aux contours flous et mouvants de la majorité. Le soir du premier tour, il était bien difficile aux journalistes de rendre compte des rapports gauche-droite de manière chiffrée. Le système des partis qui permettait jusqu’alors de faire la somme des votes de gauche est devenu désuet. La stratégie variable – et aléatoire – de certains partis n’a pas facilité les choses. Mais au-delà, plus que jamais, c’est bien l’existence d’une pluralité des gauches qui semble s’installer. La réunion des forces de gauche est alors improbable au niveau national. Il serait illusoire – et probablement discréditant pour ceux qui s’y prêteraient — de vouloir voiler ces divergences à travers un remaniement ministériel de circonstance et très court-termiste. Reste que le splendide isolement du parti socialiste au niveau national s’ébrèche en régions. Le parti d’élus locaux — à l’horizon d’un nouveau congrès à l’issue improbable et à la suite d’une réelle défaite – laisse poindre des prises de parole réfractaires qui pourraient bien donner lieu à des dissidences dès lors que le parti n’assure plus ce qui en faisait sa raison d’être : la conquête certaine ou le maintien de postes.
Mais l’enseignement essentiel ne réside probablement pas dans le fonctionnement interne des partis politiques. Il y a un appel sourd à un véritable volontarisme politique que la gauche ne peut plus sous-estimer. En scrutant la poussée du FN au soir du premier tour dans des zones péri-urbaines ou rurales du centre, du nord-est, de la région lyonnaise élargie, mais également du Sud Ouest (au-delà du seul symbole de Carmaux), des pistes s’esquissent. À y regarder de près, l’un des enjeux majeurs est bien l’inégalité des territoires et le maillage des services publics. Le paradoxe est que cet enjeu devient évident alors que le Président en avait fait un des thèmes de sa campagne et a même dédié un ministère à la question dans ses gouvernements. Le thème a été oublié. L’enjeu a probablement été rangé derrière d’autres priorités parmi lesquelles une réforme territoriale illisible qui renforce au passage une telle inégalité. La création des métropoles, le redécoupage des régions répondent à une certaine compétitivité, mais ne traitent en aucun cas des profondes inégalités qui les séparent les unes des autres. Une nouvelle forme urgente d’intégration politique des territoires s’impose. Elle n’est en aucun comparable à celle des premières décennies de la Troisième République unifiant tous les territoires et réduisant, dans un effort assimilationniste, les singularités au pittoresque. Cette intégration des territoires ne se fera que dans un État profondément décentralisé et probablement grâce aux pouvoirs régionaux.
Les prochaines échéances électorales régionales prennent une importance inédite. Elles concernent des régions renforcées dans leurs compétences notamment par le projet de loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République. Les régions peuvent être en matière de transport, d’emploi, de formation, d’enseignement secondaire et supérieur les garantes d’une plus grande égalité des territoires. Il reste à savoir si le délitement des partis est assez conséquent et si la conscience de ce défi est assez forte pour que des rassemblements larges puissent porter un réel programme de mission. Ne revient-il alors aux forces de gauche – dans les nouvelles régions — de proposer de réels pactes territoriaux volontaristes ? Les gauches pourront-elles tirer les leçons des élections départementales en se mettant à l’épreuve des territoires ?
Renaud Payre, Professeur de sciences politiques à Sciences Po Lyon, Directeur du laboratoire Triangle.