Mercredi 21 mars au soir, la voix de Charb était ravivée par Gérald Dumont dans la salle de conférence de l’université Lyon 3, à la Manufacture des Tabacs. La LICRA a eu le désir de ramener au-devant de la scène la « Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes », publiée en 2015. Ce texte est le dernier du caricaturiste et journaliste de Charlie Hebdo, Stéphane Charbonnier. Suite à la représentation, un débat a été lancé, avec comme invités Isabelle Kersimon, journaliste, Alain Blum, président régional de la LICRA et le comédien Gérald Dumont.
Une première partie empreinte de sens
Le dessinateur Charb et son journal, Charlie Hebdo, évoquent un souvenir douloureux. C’est celui d’un débat sur la religion et la laïcité, un autre sur la liberté d’expression et le blasphème et enfin un dernier sur l’attentat meurtrier commis le 7 janvier 2015 à Paris.
La polémique envers le journal satirique avait débuté bien avant la tragédie qui l’a touché en 2015. Déjà en 2006, lors des premières caricatures de Mahomet, le journal avait été menacé. Il a finalement été ravagé au cocktail Molotov le 2 novembre 2011.
« Si tu penses que la critique des religions est l’expression d’un racisme, Si tu penses qu’ « islam » est le nom d’un peuple, Si tu penses qu’on peut rire de tout sauf de ce qui est sacré pour toi, Si tu penses que faire condamner les blasphémateurs t’ouvrira les portes du paradis, Si tu penses que l’humour est incompatible avec l’islam, Si tu penses qu’un dessin est plus dangereux qu’un drone américain, Si tu penses que les musulmans sont incapables de comprendre le second degré, Si tu penses que les athées de gauche font le jeu des fachos et des xénophobes, Si tu penses qu’une personne née de parents musulmans ne peut être que musulmane, Si tu penses savoir combien il y a de musulmans en France, Si tu penses qu’il est essentiel de classer les citoyens selon leur religion, Si tu penses que populariser le concept d’islamophobie est le meilleur moyen de défendre l’islam, Si tu penses que défendre l’islam est le meilleur moyen de défendre les musulmans, Si tu penses qu’il est écrit dans le Coran qu’il est interdit de dessiner le prophète Muhammad, Si tu penses que caricaturer un djihadiste dans une position ridicule est une insulte faite à l’islam, Si tu penses que les fachos attaquent surtout l’islam lorsqu’ils visent un Arabe,
Si tu penses que chaque communauté devrait avoir une association antiraciste dédiée, Si tu penses que l’islamophobie est le pendant de l’antisémitisme, Si tu penses que les sionistes qui dirigent le monde ont payé un nègre pour écrire ce livre, Alors, bonne lecture, parce que cette lettre a été écrite pour toi. »
Stéphane Charbonnier, « Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes », publiée en avril 2015.
Ce sont les premières phrases du livre posthume de Charb. Il avait écrit pour se défendre des accusations d’islamophobie qui avaient porté atteinte à son intégrité journalistique et humaniste. Pour répondre à toutes les accusations, le journal et lui-même ont rappelé qu’ils étaient acerbes avec tous les partis politiques et toutes les religions. À observer les couvertures satiriques de Charlie Hebdo et de son prédécesseur Hara-Kiri depuis sa création en 1970, il est vrai que tout le monde en prend pour son grade. La liberté d’expression et un positionnement politique de gauche critique animent les caricatures et articles de ce journal, imprégné des idées de mai 68.
De la comédie à la genèse d’un témoignage
Pour Isabelle Kersimon et Gérald Dumont, c’est la réaction face au désastre provoqué par les attentats du 7 janvier qui les ont mobilisés. « La genèse du projet [la lecture du texte de Charb, ndlr] est née quelques jours après les attentats, explique ce dernier, lorsque j’ai commencé à entendre les premiers « oui mais », ou encore les « ils l’ont bien cherché », quand certains ont commencé à cracher sur leurs tombes. Dès que le texte est sorti, j’ai voulu faire quelque chose. Il était nécessaire que les gens ne se trompent pas entre qui a tort ou qui a raison, mais comprennent simplement l’importance du droit à la liberté d’expression sans s’attendre à se faire tuer après ! Il faut rappeler que Charlie Hebdo a toujours été de tous les combats : antiracistes, anti Front National. Cette notion a complètement disparu en se faisant envelopper par le concept erroné d’un journal islamophobe. On essaye de jouer là où il y a des étudiants ou des jeunes lycéens, dont la majorité pense que la laïcité est un empêchement, une prison plutôt qu’autre chose. Au contraire, elle existe pour plus de liberté ! Nombre d’entre eux ne savent pas qui est Charb et quel était son combat. Ce que j’ai souvent comme réaction c’est « oui mais Charlie Hebdo, il fait souvent des couvertures avec les musulmans, c’est pour vendre » ou encore « pourquoi Dieudonné est interdit et Charlie Hebdo peut dire ce qu’il veut ? » Il y a tout ça à expliquer car, mine de rien, ces jeunes vont faire le monde de demain. C’est pour ça que j’ai fait en sorte que ce soit ludique, qu’il y ait des dessins de Charb au milieu. Tout ça pour éviter une conférence chiante sur la laïcité. »
C’est la quantité surnuméraire de témoignages et réactions sur la twittosphère qui a attiré l’attention d’Isabelle Kersimon : « J’ai vu un flot incessant et nombreux disant « attention à l’islamophobie » ! Je me suis demandé pourquoi on me parlait d’islamophobie alors qu’on était en train d’assassiner Charlie Hebdo. Ces paroles médiatiques et politiques alertant sur l’islamophobie plutôt que sur les motivations des djihadistes ont ensuite été prises avec précaution lorsque j’ai continué d’alerter sur l’emploi de ce terme et sa militance et aujourd’hui aucun politique n’utilise ce terme à la légère. »
Ce besoin et cette envie de clarification de termes, dans des temps si troubles où les messages erronés sont à la portée de tous les clics, sont toujours nécessaires aujourd’hui. Malgré cela, la représentation de Gérald Dumont a rencontré plusieurs obstacles : des tentatives d’interdictions à Lille et à Paris pour causes de sécurité ou pour raisons politiques. Un climat d’hystérisation conduit des syndicats d’extrême gauche à soutenir des messages identitaires sous couvert d’un humanisme universaliste.
Un potentiel éveil des consciences
Le débat s’est d’abord penché sur la question de l’islamophobie. Dans l’œuvre de Charb, celui-ci se réfère à la phobie de l’Islam. Selon Isabelle Kersimon, le terme « islamophobie » est à l’origine un concept anti-essentialiste. Inventé par les administrateurs coloniaux français au début du XXe siècle, ce concept destiné aux autorités coloniales entendait les prévenir de la mauvaise analyse qu’ils faisaient des vents de révolte en Afrique de l’Ouest. Ces fins connaisseurs du terrain en décrivaient alors toutes les nuances politiques et tendances religieuses. De l’islam animiste à l’islam Kabyle et Berbère teinté de paganisme, la religion du Croissant de lune se montrait plurielle. Pour les administrateurs coloniaux, être islamophobe signifiait essentialiser l’islam et les musulmans et imputer à leur religion des actions qui relevaient plutôt d’enjeux politiques et stratégiques.
Kersimon explique que ce concept a été réintroduit en France par Tariq Ramadan et repris par des associations comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui affirme vouloir défendre les musulmans. Pour I. Kersimon, le CCIF est hautement critiquable, tant dans ses statistiques que dans ses actions. Tout comme les Frères musulmans de l’ex-Union des organisations islamiques de France qui se fait dorénavant appeler « Musulmans de France », ce collectif préempte toute musulmanité au profit de celle qu’il veut voir émerger, très conservatrice et orthopraxe, et non pas spirituelle et émancipatrice. Le mouvement des Indigènes de la République et sa meneuse Houria Bouteldja ont aussi détourné l’antiracisme et leurs idées sont dénoncées comme racistes, antisémites et homophobes. Ainsi, au fil du temps, le terme « islamophobie », désignant un essentialisme erroné face à une richesse religieuse, s’est transformé en défense d’un bastion prônant l’anticolonialisme, où certains extrêmes desservent l’intérêt commun.
La discussion s’est ensuite orientée sur le combat contre le racisme. Celui de Charb, selon la journaliste, est mal compris par certains mouvements qui s’en revendiquent. « D’une part, dit-elle, beaucoup de monde ne comprend pas quel est l’enjeu autour des mots, notamment autour de ce concept d’islamophobie. Il est porté par des réseaux en France en lien avec les Frères musulmans. Les Frères musulmans aujourd’hui en France ne sont pas des hommes qui vont mettre en place les réseaux d’Al-Qaïda pour venir tuer Charb ! Il y a des problématiques qui sont très puissantes et très précises autour de la question de l’éducation. Pourquoi ? Parce que des associations « fréristes » et salafistes, prennent en charge les petits musulmans et les petites musulmanes, aujourd’hui. Ces associations voilent les filles et leur fournissent un enseignement qui n’a strictement rien à voir avec l’enseignement de l’esprit critique, des savoirs fondamentaux, des outils pour développer l’esprit d’un petit enfant et lui donner le monde à appréhender. Il ne sera pas très à l’aise en république laïque, parce qu’en effet cela nous fera réagir que l’on voile des petites filles, qu’on les marie de force et qu’elles auront juste à fermer leurs gueules ! Ça, ce sont de vrais problèmes ! Je suis contre le voilement des femmes parce que je suis féministe, mais pas contre les femmes qui se voilent lorsqu’elles ne sont pas militantes antilaïques et/ou antiféministes. D’un autre côté, on a des problèmes de racisme, comme le dit très bien Charb, et comme l’oublient trop de militants qui semblent l’avoir aussi mal lu que ceux qui l’ont assassiné. Un racisme adressé à des gens parce qu’ils sont musulmans, à des femmes parce qu’elles portent un voile, à des hommes parce qu’ils sont un peu barbus. Il y a des gens qui vont cacher ce racisme anti-arabe sous des attaques antimusulmanes : « Vous êtes un islamiste parce que je l’ai décrété, donc je peux être raciste discrètement. » Nous sommes confrontés à cet ensemble de choses aujourd’hui qui sont nouvelles et qui étaient différentes il y a trois ans. »
Le livre « Islamophobie, la contre-enquête » d’Isabelle Kersimon est sorti en 2014. Elle travaille depuis 2009 sur cette thématique et les contextes autour de l’islamophobie. Du CCIF aux Indigènes de la République, elle étudie tous les groupements qui tentent de reformuler le pacte laïque et républicain, y compris les mouvances d’extrême droite.
Le débat du 21 mars soulève encore de nombreuses questions du public mais la salle devait être libérée. Il est espéré qu’elles ne resteront pas longtemps en suspens.