Si les mots ne bâtissent pas de murs, ils savent en revanche les utiliser à bon escient pour s’afficher et briller au grand jour.
Inutile de s’échiner à une reconstitution historique longue et laborieuse pour s’accorder sur le fait que depuis les temps les plus reculés, l’homme a toujours éprouvé le besoin d’inscrire sur les sombres parois de son abri les signes de son existence, de son passage.
Immortaliser un instant, s’emparer du temps et l’installer dans l’éternité. Un pas supplémentaire suffit pour faire de cette constatation une réalité toujours palpitante d’actualité. Les mains négatives et les animaux sauvages, ayant disparus au profit d’une foison de mystérieux pseudonymes, de surprenant signes de reconnaissance ou d’adresses de tous poils à l’encontre d’un, d’une ou de tous.
En filigrane, malgré plusieurs milliers d’années d’écart, le même désir d’empreindre, comme un surgissement constitutif des profondeurs de la nature humaine. La même nécessité d’exprimer une condition, qu’elle quelle soit, comme un invisible relais fendant les membranes du temps pour filer d’une génération à l’autre.
Alors certes, je vois déjà s’esquisser d’ironiques sourires sur les visages des enfants du 21eme siècle, qui depuis longtemps déjà, ont bazardés outils, supports et pratiques d’un autre temps. Les grottes et les murs ont été troqués pour une toile informatique et la réalité physique contre une virtualité faite de 1 et de 0. Cela peut s’entendre. Sécurité, rapidité, liberté, visibilité et largesse de diffusion, tant d’arguments facilitant une convergence, puis une circulation sur ce réseau de l’expression de leurs joies, de leurs peines, de leurs colères, de leurs utopies et de leurs déceptions. Une sorte de ricochet infini sur un territoire ressemblant fort à un supracontinent.
Alors dans leur bouche se bouscule déjà un tumulte d’arguments, stigmatisant avec une efficacité numérique et une précision à haut débit la dangerosité et l’absurdité dune vision jugée obscurantiste. Mais là n’est pas le problème. Le monde vit avec son temps, rien d’étonnant. Le risque se cache davantage dans l’exclusivité qui peut-être faite de ces nouveaux tremplins. A s’affairer sur un point seulement, aussi séduisant qu’il puisse paraître, on perd de vue que celui ci n’est qu’un maillon d’un cercle bien plus large, s’évanouissant dès lors à notre perception et à notre implication. En effet, les belles et grandes passerelles vers ces villages globaux ont cela de pervers qu’elles voient l’homme urbain déserter son environnement immédiat: la rue et surtout ses murs, ultimes lieux de présence, de résistance, d’expression directe et surtout d’échange.
Aujourd’hui, les enceintes d’une ville comme Lyon, comme celles de son agglomération semblent peindre la silhouette d’une société ou plutôt l’ombre de ses plus tristes travers. Hormis les sempiternels tags au coin des artères les plus fréquentées, les nombreux carrés gris recouvrant des graffitis dont on ne reverra jamais la couleur, les milliers d’affiches annonçant la venue d’un tel ou d’un autre, peu de surprises, peu d’occasions de s’exclamer ou de s’enthousiasmer, mais beaucoup en revanche de constater les kilomètres de murs blafards, vides, tristes.
Peu de transgressions colorées, de clins d’œil humoristiques, de déclarations d’amour, de phrases stupides, ou d’appel à la révolte. En bref, peu de vie. L’exacte antithèse du foisonnement encombrant nos façades facebook. Alors ou est l’homme dans ce labyrinthe grisâtre, morne et impersonnel? Broyé par les rouages d’une politique d’aseptisation? Dilué sous les vagues solvantes? Dominé par la menace de l’interdit? Ou bien ces murs décrépits sont-ils le miroir de sa vacuité contemporaine?
Pourquoi attendre un évènement annuel tel que la fête des lumières pour voir nos rues, nos places, nos monuments, nos quartiers se métamorphoser en un fascinant théâtre coloré?
Heureusement, certains persistent. Poursuivant la filiation anti-déluvienne évoqués plus haut, ils continuent de poser leurs mains sur ces territoires délaissés, d’y déposer leurs personnalité et d’y injecter les quelques grammes de vitalité et d’authenticité nécessaire à donner une âme à cette chose autrefois nue, froide et inerte. Louons ces initiatives d’appropriation temporaire et d’ornementation de notre espace de vie, qu’ils soient autorisés ou sauvages. Car si dans ce dernier cas, ils sont considérés comme illégaux aux yeux d’une loi n’y voyant qu’une dégradation, il serait de bon ton de se pencher sur les raisons conduisant à punir ces artistes, ces artisans et ces citoyens inspirés menant une activité d’utilité publique, plutôt que ceux imposant à tous une urbanisation visuellement et psychologiquement nuisible et polluante.
Louons également ces initiatives, elles représentent et entretiennent non seulement le développement d’une culture du don de soi et de l’échange gratuit, mais aussi une fenêtre ouverte vers une approche et une acquisition nouvelle de nos « villages locaux ». Offrons aux yeux du monde ce qui nous tient debout comme ce qui nous fait chuter. Questionnons les esprits, étonnons les regards, bousculons les injustices, affichons nos espérances, éveillons les consciences hypnotisées par la monotonie d’un paysage.
Que les cœurs des enfants du 21ème siècle, comme ceux de leurs parents ne s’ouvrent uniquement à l’intérieur d’espaces cloisonnés ou derrière les voiles de la dématérialisation. Songeons aux dangers qu’induisent un abandon de ce labyrinthe, un renoncement à notre pouvoir de l’améliorer. Peut-être est-ce même dans l’affirmation d’une présence active au monde que réside un peu de l’essence qui fera de lui ou d’elle un ou une grand(e) citoyen(ne), dans le sens ou il rendra un service à l’Etat, à ses compatriotes ainsi qu’à lui-même. A moins qu’il ne faille attendre, et que ces murs ne deviennent autant de barrières ou de frontières pour réagir et agir. ” Le destin bat les cartes mais c’est nous qui les jouerons.”
Montre-moi où tu habites, je te dirai qui tu es?
Jean-Romain Mora