Liberté d’expression ou « tyrannie de la majorité »

Le dimanche 11 janvier 2015, des millions de Français manifestaient pour la liberté d’expression suite aux attentats de Paris. Quatre mois après les événements, le socio-démographe Emmanuel Todd publie Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, où il s’exprime librement.

Tribune libre.

 

Emmanuel Todd est ce qu’on pourrait appeler un intellectuel non-conformiste, dans le sens où ses travaux et ses analyses font figure de cas particuliers dans le paysage universitaire français. Investi dans les médias pour participer aux débats d’idées, en janvier 2015 il ressent « une véritable exaspération », mais préfère se taire. Dans L’Obs il s’exprime en ces termes « Pour la première fois de ma vie, j’ai eu le sentiment d’être confronté à une vague irrésistible, face à laquelle il ne servait à rien de parler, et même face à laquelle ça pouvait être dangereux de parler ». Face au mouvement citoyen massif, il craint l’incompréhension collective de ses propos dans ce moment d’émotion médiatique. Il fait le choix de participer au débat avec un essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse ; mais quatre mois après les événements, la réception de son travail pose question. Les manifestations des 10 et 11 janvier 2015 en réaction aux attentats de Paris se donnaient comme revendication commune le droit à la liberté d’expression. On touche ici à la tension entre ce droit revendiqué et Emmanuel Todd qui en use pour proposer une vision différente de la doxa.

Approximations médiatiques

La question sous-jacente soulevée est celle de la « popularisation » des savoirs (ou « vulgarisation » au sens noble), c’est-à-dire le choix de l’intellectuel d’apporter son point de vue au plus grand nombre de citoyens à travers les médias. Il est à noter en premier lieu que l’immense majorité des universitaires n’interviennent presque pas dans les médias de masse, car de fait, faire le choix de populariser c’est aussi avoir le courage de simplifier son propos pour se rendre compréhensible auprès des téléspectateurs. L’intellectuel qui fait ce choix s’engage à quitter le confort des Cours Magistraux de plusieurs dizaines d’heures à l’Université pour exprimer sa pensée, pour passer aux trois minutes, souvent polémiques, qu’offrent les médias.

Le Figaro Magazine s’engage dans la brèche avec son dossier « Pourquoi la gauche a perdu les intellectuels » (23/05/2015). Sous couvert de critiques envers une gauche au pouvoir convertie au néolibéralisme, le quotidien croit en la victoire des intellectuels de droite tant décriés par le passé et annonce la mort de la figure de l’intellectuel de gauche. L’amalgame est de détail, la couverture présente Alain Finkielkraut et Michel Onfray. Si le premier peut éventuellement être classé avec les intellectuels de droite, pour le second l’erreur est grande. Michel Onfray a créé l’Université Populaire en 2002 à Caen pour populariser des connaissances et offrir l’apprentissage d’un raisonnement au plus grand nombre face à la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Si les journalistes avaient pris la peine de lire quelques pages de l’auteur, ils auraient rapidement compris qu’il s’inscrit dans une tradition libertaire (dans l’échiquier politique classique, très à gauche). Ce n’est pas parce que l’intellectuel réfléchit sur une montée de l’islamophobie dans la société que lui-même défend ce mouvement. C’est toute la limite de la popularisation, une fois devenue une figure populaire, les médias aiment à classer à grands traits et à préférer la polémique au débat d’idées.

Après l’écueil d’une vision panislamophobique des intellectuels, l’autre écueil est celui de croire que la seule alternative est l’islamophilie. L’émission On n’est pas couché du 17 janvier 2015 est parlante, les positions des journalistes Léa Salamé et Aymeric Caron sont marquées par une doxa de gauche. Michel Onfray, l’invité, est un cas de choix puisque lui aussi peut être rangé chez les non-conformistes, tout comme Emmanuel Todd, car il propose une lecture du monde particulière. Alors que sur le plateau il essaie d’exposer ses analyses, les deux journalistes l’empêchent de développer son propos. Le visionnage de la séquence est sans appel, parce que Michel Onfray ne fait pas une profession de foi proclamant que le Coran est pacifique, mais qu’il préfère réfléchir sur le fondement des religions monothéistes, il est classé chez les islamophobes. Sa proposition réflexive sur les religions est refusée au nom du courant de pensée dominant post-attentat. On voit avec Onfray et Todd le cas d’intellectuels qui sont des électrons libres (qui cherchent à expliquer le monde social), et les médias refusent de leur reconnaître cette place en préférant les classer à droite.

Les grands médias s’engagent sur une ligne éditoriale, et dans le cadre d’une réflexion sur la liberté d’expression, cet aspect n‘est que louable. Cependant on voit une erreur funeste dans les grilles d’analyse des attentats de janvier 2015. Quel que soit le positionnement idéologique des médias et des journalistes, la lecture des événements se fait avec le discours du Choc des Civilisations théorisé par Samuel Huntington. Le monde serait composé d’aires culturelles irréconciliables, amenées à se battre perpétuellement. Tant dans le positionnement qui annonce la décadence de la France due à une trop forte immigration, que dans son opposé qui affirme que les immigrés peuvent être intégrés, la corrélation entre religion et pays d’origine est un présupposé. Aymeric Caron, dans l’émission déjà citée, s’exprime plein de bonne volonté intégratrice, mais quand même en ces termes « les cinq millions de musulmans qui sont chez nous ». En quoi ces Français musulmans seraient-ils chez nous et pas chez eux ? La grille de lecture « monde blanc de culture catholique » face au « monde arabe islamique » oublie de rappeler que la culture tout comme la religion sont construites socialement. Il n’y a rien d’absolu, d’inamovible concernant le lien entre origine et croyances présentes. En d’autres termes des personnes d’origine européenne peuvent se convertir à l’Islam, et à l’inverse des personnes d’origine musulmane peuvent se convertir au christianisme, sans oublier la plus grande part se tournant vers un athéisme. La proposition est la suivante, plutôt que de découper la population dans une vision des origines irréconciliables, sans nier les problèmes communautaires réaffirmons l’unité de l’Homme et son adaptabilité sociale.

La proposition d’Emmanuel Todd

On le sait, le mot d’ordre médiatique et politique suite aux attentats a été le légendaire « pas d’amalgame ». Cette façade cache en fait bien des amalgames. Les exemples sont nombreux, je m’arrêterais simplement sur celui du Président Sarkozy qui, interviewé sur RTL le 12 janvier, dit d’abord que « l’immigration n’est pas liée au terrorisme, mais que l’immigration complique les choses ». On attend la suite « Cette immigration qu’on a tant de mal à juguler crée la difficulté d’intégration, la difficulté d’intégration crée le communautarisme, et à l’intérieur de ce communautarisme peuvent se glisser des individus comme nous l’avons vu ». Sous la bannière du non-amalgame entre islamisme et islam, Nicolas Sarkozy dresse clairement le lien entre les millions de personnes d’origine musulmane et le risque terroriste. On voit un point essentiel ici, on peut faire l’hypothèse qu’au-delà du mouvement laïc et républicain auxquels nombre de manifestants du 11 janvier se rattachaient, le jeu politique et l’évolution des idées cache bien une croissance des tensions entre la communauté musulmane et d’autre part les tenant d’une « France de souche ». Dans cette réflexion, Emmanuel Todd ne dit pas que les manifestants du 11 janvier étaient islamophobes ou xénophobes, non bien sûr l’immense majorité défilait dans un esprit de solidarité républicaine. Cependant, le chercheur peut se permettre de dire que « l’inconscient social ou collectif » cache, derrière les discours politiques et médiatiques, une réelle réticence à l’immigration et une stigmatisation d’une partie de la population française.

Dans le fil de cette analyse, les propositions d’Emmanuel Todd paraissent plus acceptables. Je présente ici très grossièrement sa thèse, et plus précisément ce que j’en retiens. La proposition est de montrer, à l’aide de statistiques territoriales et suivant l’hypothèse démographique des « deux France », que schématiquement la mobilisation le 11 janvier a été plus forte d’une part chez les classes dominantes (et plus faible pour les ouvriers et personnes issues de l’immigration) et d’autre part plus fortes dans les régions dites de tradition chrétienne que dans les régions historiquement républicaines. Emmanuel Todd dévoile, dans une synthèse minimale de son essai, les mécanismes sociaux collectifs sous-jacents. Les citations du Président Sarkozy traduisent un mouvement de pensée xénophobe toléré, dans ce cadre la proposition analytique d’Emmanuel Todd ne parait pas incongrue.

J’entends les critiques sur le manque de solidité scientifique du raisonnement. Elles posent en effet de bonnes questions (notamment celles portées par Béatrice Giblin). Mais je n’irai pas plus loin, ni dans les développements théoriques de Todd (crise religieuse en France et forte croyance chez les musulmans, ce qui crée les sentiments de peur, mais où Todd dit qu’elle pourrait participer à « un rééquilibrage positif de notre culture politique »), ni sur ceux de ces détracteurs. Par contre, le déroulé de cet article justifie l’angle pris par Emmanuel Todd qui n’est en rien xénophobe ou rétrograde, mais simplement analytique.

Le courage d’Emmanuel Todd est d’écrire un livre grand public. Toute personne s’intéressant à la question peut comprendre son livre. Encore une fois, un livre compliqué et sinueux, développé avec le jargon scientifique aurait assuré un confort et une reconnaissance scientifique à Emmanuel Todd ; il fait à la place le choix d’ouvrir le débat public. Que l’on soit d’accord ou non avec la théorie proposée par l’auteur, il a le mérite de concrètement populariser le travail des Sciences Sociales, c’est-à-dire de réfléchir ce qui est considéré comme naturel et montrer les logiques cachées du social. À la vue du traitement médiatique médiocre, sans analyse, principalement émotionnel et événementiel des attentats, une proposition explicative est la bienvenue, elle permettra de réfléchir la position française collective. Ces pistes réflexives, comme le rôle de la politique étrangère de l’État français, sont principalement passées sous silence.

L’expression de l’intellectuel

Pour finir, comme cet article se propose de défendre la liberté d’expression plus que le contenu des propos d’Emmanuel Todd, j’aimerais terminer avec Alexis de Tocqueville qui, il y a presque deux siècles, avait déjà saisi nombre de paramètres de la question. Dans le monde actuel, la vérité n’appartient pas à des prophètes ni à des idéologies qui se présentent comme telles. Chaque personne ne peut pas vérifier l’ensemble de ces croyances et des informations médiatiques, ainsi elle a tendance à croire pour vrai ce que pense la majorité. Le critère de validation d’un point de vue est le nombre de personnes qui s’y raccroche. Il va de soi que cette situation est extrêmement dangereuse pour la démocratie, Tocqueville parle de tyrannie de la majorité. Sous cette loi s’installe une « spirale du silence » : toutes les opinions alternatives ont tendance à être critiquées, dénoncées, voire même attaquées. La question est posée, les points de vue des auteurs tels Michel Onfray ou Emmanuel Todd ne sont-elles pas de ces pensées subversives écrasées ?

Alain Finkielkraut dénonce l’essai d’Emmanuel Todd sur RMC le 22 mai « les gens se disent “qu’est-ce qu’un intellectuel ?” c’est celui qui a le droit, quand il le souhaite, de dire absolument n’importe quoi ». Considérer que l’intellectuel ne peut prendre qu’une forme, c’est risquer un système de pensée unique, sans contre-pouvoir. À l’inverse, espérons que nombre de points de vue, divergents, mais complémentaires, permettront une compréhension plus fine du réel. L’adage bien connu, dont on ne sait pas s’il doit être rattaché à l’écrivain Bernard Werber ou à Coluche, conclura la question sur la liberté d’expression : « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ».

La rédaction

Crée en 2008, la rédaction du Lyon Bondy Blog s'applique à proposer une information locale différente et complémentaire des médias traditionnels.

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