Frantz Fanon, psychiatre des « damnés »

En 2025, l’un des grandes figures de l’anticolonialisme aurait eu 100 ans. Le film biographique Fanon dresse le portrait d’un psychiatre disruptif qui a œuvré pour améliorer les conditions des patients nord-africains et milité pour l’indépendance algérienne.

« Il avait 50 ans d’avance sur le traitement en psychiatrie » assure Annie Celdran. La coprésidente de l’association Dialogues, liens et bien-vivre animait ce 25 avril une rencontre autour du biopic sur le médecin martiniquais qui a fait de la défense des aliénés son cheval de bataille. Vendredi soir, le Comœdia affichait complet pour la toute dernière coproduction entre la France, le Québec et le Luxembourg. Signée par le réalisateur guadeloupéen Jean-Claude Barny, elle est sortie en France ce 2 avril, avec seulement 70 copies. « Là, on est presque à 200, s’enorgueillit Mehdi Senoussi, qui y joue le personnage d’Hocine, et distribuées dans plus de 25 pays ». Au début du mois, l’acteur d’origine algérienne participait à un événement similaire au cinéma Gérard Philippe de Vénissieux, la ville qui l’a vu grandir. Il ne s’attendait pas à ce que le distributeur Eurozoom annonce 100 000 entrées trois semaines plus tard.

De gauche à droite, Annie Celdran, Farouk Ababsa et Mehdi Senoussi, les trois intervenants de la rencontre au Comœdia.

A l’occasion du centenaire de la naissance de Fanon, l’œuvre retrace avant tout le passage du docteur à Blida, qu’une cinquantaine de kilomètres séparent d’Alger. Il y découvre le traitement déplorable infligé aux patients non européens de l’hôpital psychiatrique, dont il prend la tête de l’une des divisions en 1953. Dans un établissement où règne la ségrégation, ces malades sont apeurés, enchaînés dans l’obscurité et couverts de saleté. L’arrivée de celui que Mehdi décrit comme « un médecin noir qui peut changer les choses » suscite de vives hostilités. Il refuse de suivre ces méthodes coloniales, ancrées dans un « primitivisme » racial. Antoine Porot, écrivait par exemple en 1932 : « L’indigène nord‑africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie est essentiellement végétative ». Fondateur de l’Ecole de psychiatrie d’Alger, il dépeignait un « débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles ». 

À contre-courant

Le nouveau chef introduit donc la « psychothérapie institutionnelle » ou « sociothérapie ». L’idée est « de (re)construire une vie sociale au sein de l’institution asilaire » précise l’historien Paul Marquis. Un café est ouvert, et des activités comme le jardinage ou le football programmées. Fanon devient pionnier d’un champ professionnel encore peu ouvert à la remise en question. Un travail indissociable de sa lutte contre la colonisation et le racisme, dont il a lui-même fait l’expérience dans ses Antilles natales, au sein de l’Armée française de la Libération et lors de ses études à Lyon. C’est à bord d’un bus de la capitale rhodanienne, face à une petite fille effrayée, qu’il « se rend compte, pour la première fois, qu’il fait peur parce qu’il est noir » note Farouk Ababsa. Président de l’association Devoir de mémoire et réconciliation, ainsi que conseiller régional, il raconte : « dès le début de la guerre d’Algérie, Fanon s’engage auprès de la résistance nationaliste ». Il « noue des contacts avec certains officiers de l’ALN et de la direction du FLN » poursuit le dernier des invités de la soirée.

Hocine (à gauche) et Frantz Fanon (à droite) à l’hôpital psychiatrique de Blida. © Eurozoom

A Blida, même refrain discriminatoire. Le premier Algérien qui l’y accueille le prend pour un employé assistant sa femme, Josie. Et il ne faudra que quelques jours au soignant antillais pour croiser le chemin de deux pieds-noirs bien loin de dissimuler leur mépris. A partir de ses expériences, comme celles de ses patients, il écrira Les Damnés de la terre. Sur les fauteuils rouges de cette salle de cinéma du 7e arrondissement, le public suit un penseur s’efforçant de donner vie à son plus célèbre ouvrage. « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites » dicte-il à sa compagne, dont les doigts fusent sur les touches d’un dactylographe. Le couple, désormais parent, est expulsé d’Algérie en 1956, mais l’écriture continue. Après Peau noire, masques blancs et L’An V de la révolution algérienne, ce sera le dernier livre d’un homme emporté à 36 ans par la leucémie.

Le cinéma, vecteur de la mémoire

Jean-Claude Barny a fait le pari de « mélanger le thriller avec le biopic » révèle Mehdi. Un « parti pris » qui explique les quelques incohérences historiques pouvant être reprochées à ce film biographique. L’objectif n’était pas de produire un documentaire, mais bien une œuvre mêlant fiction et réalité. Les paysages à couper le souffle portés à l’écran n’ont d’ailleurs pas été capturés en Algérie, mais en Tunisie. « On n’avait pas eu les autorisations à ce moment‑là » justifiera l’interprète d’Hocine. Fanon, c’est plus de deux heures de visuels captivants, avec une palette de couleurs et des plans mûrement réfléchis. On en ressort avec un véritable coup de cœur : la bande originale du compositeur Thibault Kientz-Agyeman, une alliance entre la trompette jazz de Ludovic Louis et des sonorités traditionnelles maghrébines. 

Josie Fanon et son mari. © Eurozoom

Une fois les lumières rallumées, de nombreux spectateurs ont pu prendre la parole et interroger les intervenants. « Moi, je suis vénissian, et aujourd’hui je suis fier que sur un mur de Vénissieux, il y ait le portrait de Frantz Fanon » s’émouvait l’un d’entre eux, saluant la fresque du plasticien anglo-sud-africain Bruce Clarke inaugurée en 2015. Une autre main se lève, dans une rangée du fond : « Le 1er juillet prochain, il va y avoir l’inauguration d’une place Frantz Fanon, dans le 1er arrondissement de Lyon » ajoute l’homme au micro. Pour Farouk, le cinéma se doit d’être un « vecteur très important » de la mémoire. « La France se regarde en faisant face à ses pages sombres et ses pages glorieuses, on ne peut pas aujourd’hui se projeter si on oublie l’histoire » insiste-t-il. Le collectif qu’il préside commémorera la semaine prochaine les massacres de Guelma, Kherrata et Sétif du 8 mai 1945, date où l’Europe célébrait la fin de la guerre. Givors, Vaulx-en-Velin, Villeurbanne, Vénissieux et Lyon accueilleront plusieurs films, réalisateurs et comédiens algériens.

Article signé par Cecilia Adrian Tonetti

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