Etre sourd dans un monde bavard

Il y a quelques jours, la presse annonçait l’accessibilité « d’allo tcl » aux personnes sourdes et malentendantes. L’occasion de parler du témoignage de Laurène Loctin, future journaliste sourde et décidée à faire évoluer sa cause.

sourd article elsa octobre 2013

 

Making-of

Je me trouve dans la petite salle d’accueil du cimetière de Loyasse pour la conférence de presse du bicentenaire. En face de moi, une jeune fille de mon âge, discrète, prend des notes. Je la remarque par son naturel et sa simplicité. Puis, nous commençons la visite à l’extérieur et je la vois de plus pres : je constate alors la particularité de ses yeux qui sont de deux couleurs. Elle est accompagnée d’une dame qui lui traduit en langue des signes le discours de l’interlocutrice. Je m’interroge sur son parcours et ses motivations. En vérité, ce qui m’interroge le plus c’est qu’elle est différente de moi pour une raison simple: nous ne pouvons pas communiquer par la parole. Beaucoup de questions me passent alors par la tête : comment voit-elle, vit-elle dans ce monde…? Je lui demande, simplement. Elle s’appelle Laurène, elle est apprentie journaliste.

 

Toi qui veux devenir journaliste, ça te fait quoi de te faire interviewer ?

Ca me fait bizarre de dévoiler ma vie privée ainsi que mes pensées subjectives. Mais si je ne peux pas répondre à tes questions je ne mérite pas d’être journaliste. Comme le disent les gouvernants :  » Savoir obéir pour commander « , pour nous les journalistes ce serait :  » Savoir répondre avant d’interroger « .

Pourquoi veux-tu devenir journaliste?

Généralement tout le monde cherche à accomplir ce qui lui manque. Nous, les sourds, nous souffrons du manque d’informations et surtout du manque d’écoute. Nous voulons vraiment transmettre ce que nous pensons aux entendants mais ils ne nous comprennent pas. Personne ne s’intéresse à nous car nous sommes minoritaires. Les journalistes vont là ou la majorité s’intéresse. Ca m’énerve profondément alors je me dis qu’il faut créer un pont entre les deux mondes. Etre journaliste serait le meilleur moyen. Moi même je suis assoiffée de savoir, j’aime déclencher les débats, provoquer les arrogants et dénicher de nouvelles informations…

Souhaites-tu être un exemple ?

Hélas oui je veux redonner de la dignité aux sourds. Ils devraient être convaincus qu’ils ne sont pas des êtres inférieurs. Les écoles spécialisées crées par le ministère de la santé ont lavé le cerveau des sourds. Elles les transforment en handicapés. C’est choquant !

Comment qualifierais-tu la surdité ?

Selon moi, la surdité signifie simplement l’inexistence du son ou une ouïe en panne. Et ça entraîne des conséquences : ne pas pouvoir entendre ma propre voix, ce qui m’empêche d’apprendre à parler correctement.

Un handicap ? Non. Les sourds ne sont pas handicapés mais c’est la société qui les handicape faute de compréhension. Selon ma définition, le handicap signifie qu’on a moins de choses que les autres. La notion de  » handicap  » n’est pas correcte concernant les sourds car ils n’ont pas moins de choses que les autres. Ils ont seulement des choses différentes. Je suis désolée de la façon dont les médecins abordent cette question. Ils se sont trompés de direction. Ils devraient réparer la société pas les sourds. Bien sûr, ça montre les défauts de la société face aux personnes différentes. Il est difficile de s’intégrer. Les sourds sont des boucs émissaires. On dit que le problème vient d’eux alors que c’est plutôt les entendants qui ne savent pas s’y prendre avec eux.

« Il faut assumer nos identités et nos différences pour oublier ces différences »

Que penses-tu des termes de  » normalité, anormalité  » que l’on emploie pour intégrer les gens « hors norme » dans une certaine « norme »?

Actuellement en France il y a prés de 5 millions de malentendants, dont 500 000 sourds. On parle souvent d’anormalité pour les communautés minoritaires comme les sourds, les aveugles, les gays. Personnellement, je pense qu’à cette heure, il est temps de faire évoluer le regard sur ce terme de « normalité ». On ne peut pas s’intégrer réellement si on continue à se focaliser sur notre différence. Paradoxalement le processus d’intégration tente de faire oublier les différences alors que par certains aspects, il les renforce.

Prenons exemple sur le monde du travail: les sourds souffrent de se sentir invisibles. Généralement, on ne leur donne pas de grandes responsabilités. On les prive de grimper dans la hiérarchie simplement parce qu’ils ne peuvent pas téléphoner. Tous les jours, vous parlez. Mais eux, ils parlent spontanément à qui ? A personne. Ils semblent être condamnés, prisonniers dans le monde du silence comme Robinson Crusoé sur son île déserte. Leur moral se dégrade donc.
Paradoxalement, plus ils sont intégrés, plus ils sont exclus. Alors pour mieux s’intégrer il n’est pas bon de faire ressembler la minorité à la majorité. Il faut assumer nos identités et nos différences pour oublier ces différences.

Te sens-tu discriminée ?

Je ne me vois pas différente des autres.

Délaissée par la société ?

Oh oui, c’est la politique qui nous a abandonné depuis le début ! Quand les hommes politiques se sont-ils occupés de nous ? Ceux qui ont le pouvoir d’influencer la France se foutent totalement de nous. Nous pouvons hurler, ils feront la sourde oreille, encore plus que nous! C’est marrant, nous ne pouvons jamais redevenir entendants, mais vous, les entendants vous pouvez devenir sourds! Attention…

Comment vis-tu le fait de ne pas pouvoir communiquer avec la plupart des gens?

C’est une frustration pour moi de ne pas pouvoir m’exprimer oralement. Je n’entends pas ma voix ce qui explique qu’elle soit instable et bizarre. Je préfère donc la sceller. Pour communiquer, je suis obligée d’écrire mais ce n’est pas très pratique. Je fais souvent des phrases maladroites car elles ne peuvent pas suivre le fil de ma pensée. Je suis devenue moins bavarde. Je ne comprends pas de quoi parlent les entendants autour de moi. Ils me regardent comme si c’était moi le problème, ça m’énerve. Les malentendus sont la source de ma relation avec les entendants non signants.

Il faut que je vive avec ma frustration jusqu’à la fin de mes jours si la société ne fait pas des efforts. On croit toujours que j’ai un pouvoir de lire sur lèvres des gens. C’est une légende! Je peux lire « bonjour, ça va » mais pas autre chose. Par exemple, dix et six ne s’articulent pas pareil.

« Les sourds aussi ont le droit de rêver »

Quelles solutions pourraient combler ces frustrations?

Je pense que la société devrait écouter la volonté des sourds et qu’elle ne doit plus utiliser l’excuse du budget pour expliquer leur refus. On ne doit plus être étonnés ou avoir peur de nous voir comme des sourds. Selon moi, reconnaître la langue des signes française comme langue officielle et créer un observatoire pour les sourds sont des choses prioritaires. C’est la clé de l’intégration !

J’ai aussi décidé de créer l’association « étudiants sourds » notamment grâce à l’aide précieuse de ma mère. Ce n’est pas la source de mes rêves, c’est une stratégie pour obtenir des subventions. Je demande de l’aide pour payer le service d’interprète qui coûte 7000 euros par mois. Le prix d’une voiture ! Les sourds aussi ont le droit de rêver. Qui serait capable de vivre sans rêves, sans espoirs?

Etre sourde t’a-t-il permis de développer d’autres sens ?

Les sourds n’ont pas d’ouïe mais ils développent d’autres sens. Y aurait-il un sixième sens? Il faut nous comparer aux entendants par rapport aux pouvoirs que nous possédons. Nous sommes peut être inconscients du fait que nous pensons avoir un pouvoir extra-sensoriel. On me dit souvent  que je peux lire les pensées et les sentiments des gens. J’en suis ravie mais je ne peux pas le prouver !

Je pense aussi qu’être sourde est un privilège car cela me permet de réfléchir beaucoup sur les obstacles de la vie, sur la valeur de la société, de l’être, et sur la souffrance de l’ignorance. Je suis devenue forte et beaucoup plus sensible à l’Humanité. Si j’étais entendante, serais-je comme je suis maintenant ? Aurais-je réfléchi à la valeur de l’Homme ? Serais-je sensible et compréhensive ?

T’entends-tu lorsque tu rêves?

Pour ce qui est du rêve je l’ignore. Comment je m’y exprime ? Suis-je entendante ? Sourde ? Bonne question ! Peut être que je lis les pensées des autres par télépathie. Rappelle moi dans vingt ans que j’analyse mes rêves!

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *