Nassira connaît bien ce pays, elle y a séjourné un an. Elle en a vu la richesse culturelle et la beauté mais aussi la misère et l’injustice sociale. Une nation depuis trop longtemps assise sur un volcan qui vient de se réveiller.
J+365. Il y a un an, je passais tous les jours à la même heure devant la Place Tahrir. Elle était alors inconnue du grand public. Aujourd’hui, elle est le point névralgique des affrontements du Caire. D’ordinaire, la place Tahrir accueille les pique-niques du week-end, des matchs de football et les roucoulades de jeunes couples amoureux. Les baisers donnés à la volée et les baignes des petites bagarres. Autour d’elle, sur la longue rue Qasr el Ainy, devant le grand bâtiment administratif Mugama’a et autour du métro Sadate, les policiers s’ennuient à faire les cent pas pour un salaire de misère, enroulés dans des uniformes souvent bien plus grands qu’eux.
Il y a quelques jours, les images du pont Qasr El Nil qui relie la place à l’Opéra du Caire le rendaient méconnaissable. D’ordinaire, à n’importe quelle heure de la journée et de la nuit, vous y trouvez des jeunes y respirer l’air, le nez au-dessus du Nil. En fin de semaine, les jeunes mariés viennent immortalisés l’instant, tour de l’Opéra, fleuve et fellouques en guise de décor.
Depuis trois semaines, ce paysage fige nos écrans. Pourtant, tous les observateurs qui connaissent bien l’Egypte savent depuis longtemps que le pays devait à un moment ou un autre exploser. D’ailleurs avec une population de plus de 80 millions d’habitants, sa misère de masse, son chômage déroutant et sa corruption banalisée, on se demande comment le pays a pu tenir aussi longtemps. C’est la réflexion que je me suis faite tout au long de mon séjour en Egypte : des professeurs d’université rémunérés une misère, des étudiants obligés de payer des enseignants de l’école publique pour des cours privés, des élèves qui achètent leurs diplômes, des fonctionnaires contraints d’occuper un autre emploi (chauffeur de taxi la nuit, commerçant…) pour espérer survivre… Des exemples comme cela, j’en ai à la pelle.
En réalité, ce sont le nationalisme et la propagande qui ont tué l’Egypte. Et c’est contre eux que des millions de jeunes, des militants, des activistes et des syndicalistes se battent depuis des années. Le discours de Hosni Moubarak en a été la preuve édifiante : se présentant une énième fois comme le père de la nation, jouant sur la corde sensible de son attachement à un pays dont l’histoire est plus longue que celle de tous les Etats occidentaux réunis. Il faut assister aux cours dans les universités égyptiennes, lire les commentaires dans la presse gouvernementale pour se rendre compte de la puissance du discours nationaliste dans les esprits des décideurs.
Un nationalisme qui passe évidemment par les mailles du PND, la formation politique présidentielle dont le fils, Gamal, a pris le contrôle. Un parti qui n’a pas hésité à payer de nombreux Egyptiens, affamés, inquiets de l’avenir du pays, soucieux de nourrir leur famille pour occuper les rangs des manifestants surnommés « Pro-Moubarak », aux côtés des policiers habillés en civil. Les véritables « pro-Moubarak », ceux qui bénéficient des rentes de l’économie, ceux qui sont à la tête des entreprises publiques, ceux qui profitent des largesses du régime, ceux-là vous ne les voyez pas. Ceux-là se gardent bien de risquer de perdre ce dont ils bénéficient. Ceux-là sont cachés entre leurs résidences secondaires de Charm El Cheikh et les capitales européennes et américaines. Ceux-là n’iront pas se frotter à la population qu’ils méprisent par ailleurs et emploient, en échange d’une poignée de guinnées, pour leurs services du quotidien. Ceux présentés comme les pro-Moubarak ne sont que ceux qui ont l’estomac vide et la peur au ventre. La dimension politique les dépasse. Une seule idée les occupe : sauver leur peau.
Nassira EL Moaddem