La résistance flanche face au FN dans les quartiers

Les quartiers populaires des grandes villes résistent un peu mieux à la poussée du Front national que les autres couches de la société Française. Mais, patiemment, le parti d’extrême droite y avance ses pions et gagne du terrain.

 
CLIQUER SUR L’IMAGE POUR VOIR LA VIDEO. Galvanisée par le discours de Marine Le Pen, l’assistance scande « On est chez nous ! On est chez nous ! ». Photo Alban Elkaïm

Dans la pénombre des gradins, des centaines de badges lumineux scintillent sur les poitrines des spectateurs, comme des milliers de lucioles bleu blanc rouge dans la nuit claire. Elle se tient debout, baignée dans la lumière blanche de la scène, derrière son pupitre, face aux militants pendus à ses lèvres. « A tous, et notamment aux gens de toutes origines que nous avons accueillis, je rappelle qu’il n’y aura pas d’autres lois et valeurs en France que françaises. Ils sont venus ici pour trouver la France, pas pour la transformer à l’image de leur pays d’origine. S’ils voulaient vivre comme chez eux, il leur suffisait d’y rester ! » La salle éclate soudain dans une clameur : « On est chez nous ! On est chez nous ! », s’époumone l’assistance, debout, en agitant frénétiquement des drapeaux français dans les airs. Certains sont venus de loin, ce dimanche 5 février, pour assister au lancement de la campagne présidentielle de Marine Le Pen, à la Cité internationale de Lyon.

Vendredi 3, à quelques arrêts de bus de là, des « mamas » tirent paisiblement leurs chariots de courses sur le marché des Semailles, à Rillieux-la-Pape. Coiffées de foulards aux couleurs vives ou décorés de motifs, elles prennent et reposent des étoffes sur les étals. Deux gamins passent en courant entre les stands. Un couple de retraités négocie des épices en arabe. Ici, la gêne est palpable quand on évoque le Front national (FN). On n’a pas le temps. On ne s’intéresse pas à la politique. « Dieu nous en préserve », sourit un sexagénaire en roulant les R à côté de sa femme qui acquiesce de la tête sous son béret gris. Et pourtant… même ici, les idées du FN se frayent un chemin. La tâche reste plus difficile qu’ailleurs, mais peu à peu, le parti d’extrême droite conquiert les quartiers populaires des grandes villes.

Le marché des Semailles, Rillieux-la-Pape. Photo Alban Elkaïm
Les faits sont là. Élection après élection, le parti s’enracine plus profondément sur le territoire français. En 2014, il passe allègrement la barre des 10 % au premier tour des élections municipales. Il fait 25 %, la même année, aux élections européennes, puis 27 % aux régionales de 2015. Quant à Marine Le Pen, présidente du FN, elle est créditée de 26 % des intentions de votes au premier tour de l’élection présidentielle, lundi 6 février, par le sondage quotidien « PrésiTrack » d’OpinionWay-Orpi pour Les Echos et Radio classique.

Toutes les zones et toutes les catégories sociales sont touchées. Article après article, la presse chronique le basculement vers l’extrême droite d’un électorat que l’on pensait indissociablement lié à la gauche : les ouvriers, les plus pauvres, les plus précaires… ceux que l’on appelle pudiquement « les classes populaires ». Forts de ce constat, certains journalistes ont cependant vendu un peu vite la peau des « quartiers », ces zones classées en politique de la ville qui concentrent de nombreuses difficultés sociales liées à la pauvreté et à l’exclusion. « Il y a des quartiers qui sont populaires, certes, mais qui ont aussi la particularité d’abriter des personnes ayant souvent des ascendances migratoires. Ces quartiers se trouvent souvent dans les grandes villes. On y vote moins pour le FN qu’ailleurs », explique Antoine Jardin. Chercheur associé au centre d’études européennes de Sciences Po. Ce dernier a soutenu sa thèse sur le vote dans les quartiers populaires de grandes agglomérations européennes (1).

La raison est simple : « Le Front national reste perçu comme une menace, à cause d’une sorte de mémoire historique. C’est explicitement un parti d’extrême droite, qui a toujours eu des dirigeants tenant des discours racistes, et qui ont été condamnés pour cela. »

« Elle veut virer les arabes… », Yacine, 13 ans

Marine Le Pen, présidente du FN, le 5 février lors de son discours pour le lancement de sa campagne à Lyon. Photo Alban Elkaïm

Il suffit de demander aux gosses pour le vérifier. Vaulx-en-Velin, mercredi, 14h30. Une dizaine de collégiens tape la balle sur un petit terrain de foot installé entre deux bahuts, au pied des barres blanches du Mas du Taureau, l’un des quartiers les plus difficiles de la banlieue lyonnaise. Ils sont âgés de 11 à 14 ans et incarnent joyeusement le visage de ce que l’on a coutume d’appeler « la diversité ». « Marine Le Pen ? Elle veut virer les arabes… », risque Yacine(2), 13 ans, sur le ton hésitant d’un élève au tableau. « Elle aime pas les noirs non plus », ajoute Kevin(2), jeune black du même âge que Yacine. Leur conception de la politique et leur vision de ses acteurs sont un entrelacs confus d’images saisies au vol sur BFM-TV et probablement de discours entendus à l’école, à la maison ou ailleurs. Mais, à un âge où on se préoccupe plus du ballon rond que des prochaines élections, une bonne partie d’entre eux identifie déjà le FN comme un ennemi.

A quelques pas de là, quatre jeunes mamans voilées discutent en surveillant leurs enfants dans un petit parc, entre deux immeubles. « Moi, je ne vote pas, je ne suis pas française, donc je ne m’intéresse pas trop, préfère prévenir l’une d’elle. Mais, pour moi, la France, c’est le pays des libertés. Le Pen, c’est pas bon. Elle n’aime pas les musulmans. »

Les temps changent

La défiance vis à vis du Front national est cependant loin d’être aussi unanime que ces paroles pourraient le laisser croire. Le rejet en bloc de leurs idées se fissure avec le temps. « Maintenant, je vois même des maghrébins qui me disent :  »On va voter FN » », s’inquiète Mokrane Kessi. Lui a grandi à Vénissieux, ville emblématique du « malaise des banlieues », d’où étaient parties les émeutes de 1981, puis l’initiative de la « Marche des beurs », dans le quartier des Minguettes, son quartier. Adolescent, il participe aux échauffourées qui embrasent sa commune, puis devient militant associatif. Directeur d’une mission locale (structure d’insertion pour les jeunes) aux Minguettes pendant sept ans, il préside aujourd’hui l’association France des Banlieues. Côté politique, il s’est assis dans les rangs de l’indéboulonnable majorité communiste, au conseil municipal, avant de rejoindre ceux du Parti socialiste (PS). Il roule depuis peu pour Les Républicains (LR), après avoir quitté le conseil, en 2013.

Mokrane Kessi, ancien conseiller municipal de Vénissieux, militant associatif et enfant des Minguettes. Photo Alban Elkaïm

Le jeune quinquagénaire est assis à la table d’un café, près de l’hôtel de Ville. Sur la terrasse, quelques jeunes sont sortis pour agrémenter leur expresso d’une cigarette ou d’un joint en discutant tranquillement. A l’intérieur, Mokrane Kessi lit Le Progrès, dans une salle bondée, surtout d’hommes, au milieu du brouhaha multilingue caractéristique des cafés de Vénissieux. « J’entends des gens qui aujourd’hui sont devenus Français, reprend-il, et qui considèrent que ceux qui arrivent maintenant leur volent leur travail. »

Antoine Jardin confirme cette tendance. Mais selon lui, elle n’a rien de nouveau. Ce discours date au moins des années 70, avec le slogan : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop. »  « Ils ont toujours appelé les descendants de l’immigration à fermer la porte derrière eux », précise le chercheur.

Retour au Mas du Taureau : « Ouais, moi, Marine Le Pen, je suis pour ! », s’exclame crânement Moktar, 25 ans. Il est debout sous la galerie couverte de la place Guy-Moquet, cœur battant du quartier. Devant un store métallique baissé, lui et ses potes forment un cercle autour de la conversation. « Je te le dis hein ! On est tous des jeunes de cité, mais on est d’accord avec le FN, poursuit-il. C’est vrai l’histoire de l’immigration, il y en a trop. Tous ces Syriens et autre qui arrivent… Qu’ils s’occupent d’abord des vrais Français avant de s’occuper des autres. Il y a des jeunes qui volent, ceux-là s’en sortent bien. Mais il y a des clochards, des Français, des Benoît ou des Michel. Eux, ils n’ont rien. » La sortie de l’Europe, la sortie de l’euro… il égrène quelques mesures phare du programme de Mme Le Pen et conclut : « Franchement, elle a des couilles si elle le fait vraiment. Et puis je me dis que, si ça se trouve, si elle est élue, ça va changer les choses. »
-« Si elle est élue, les gens vont se remettre au travail en France », renchérit Djamel, 33 ans, qui roule un pétard à côté de lui.
Le racisme ? Sidi, 28 ans, balaie l’argument d’un revers de la main : « C’est une image qu’ils donnent du FN, ils veulent le décrédibiliser. »
Mais ils préviennent tous en préambule de la conversation : « Nous on s’en fout de leur politique de m****. On n’a pas de travail, on n’a pas le droit de vote parce qu’on a été condamnés. Et eux, c’est tous des voleurs. Regarde l’autre, il escroque 900 000 boules et il a encore le droit d’être candidat à l’élection présidentielle (référence à François Fillon et au salaire d’attaché parlementaire qu’il est soupçonné d’avoir injustement octroyé à sa femme NDLR). »

Un peu plus loin, à la terrasse d’un kébab où il s’est assis pour griller un petit joint au soleil avec des amis, un trentenaire qui ne soutient pas spécialement le FN enfonce le clou. « Si Marine était élue, qu’est-ce que ça changerait pour nous. Regarde, on est dans la mouise. Il ne peut rien nous arriver de pire. » Tous l’affirment haut et fort : aucun d’entre eux n’ira voter les 23 avril et 7 mai prochain.

« Ça a changé, regrette Mokrane Kessi. Pour nous, ce parti était un parti raciste, nazi. » Aujourd’hui, Damien Monchau (voir notre portrait), élu frontiste à la mairie de Vénissieux, vient distribuer des tracts jusque dans les Minguettes. « Les gens les acceptent. A mon époque, notre génération se serait débrouillée pour qu’ils ne puissent pas venir. »

Le plan d’attaque

« Au nom du peuple », slogan de la campagne présidentielle de Marine Le Pen. Photo Alban Elkaïm

La stratégie engagée par Marine Le Pen pour « normaliser » le FN dans l’opinion porte ses fruits. Depuis qu’elle en a pris la tête, en 2011, elle se démène pour que l’ombre de son père, le fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen, cesse de planer sur sa bannière. Car l’image de celui qui fonde le parti en 1972 reste indéfectiblement liée à ses dérapages publics, qui font peser des soupçons de racisme et d’antisémitisme sur sa formation politique, comme lorsqu’il met en doute l’existence des chambres à gaz et qualifie leur existence de « point de détail de l’histoire », en 1987.

Bingo ! 30 ans plus tard, « les gens ne considèrent plus que Marine Le Pen prolonge l’œuvre de son père, constate Antoine Jardin. Ils se disent qu’elle mène un parti politique, d’une part, et que, d’autre part, elle a un père un peu vieux et un peu bizarre. » Mais c’est bien elle qu’on prend comme point de repère pour savoir ce que pense le « Front ».

Cette approche, les cadres frontistes la déclinent dans les « banlieues ». En 2016, Jordan Bardella fonde le collectif Banlieues patriotes. C’est l’un des 13 collectifs associés au mouvement Bleu Marine pour « ouvrir le mouvement sur la société civile ». A 21 ans, il est à la tête de la fédération FN de Seine-Saint-Denis et représente son parti au conseil régional d’Île-de-France. « Marine Le Pen a fait entrer le parti dans une logique d’implantation sur le territoire et de prise de pouvoir par le bas, explique-t-il. L’idée est d’avoir des élus locaux dans les conseils municipaux, départementaux, etc. » L’un des buts affichés du collectif est donc d’assurer une présence régulière dans les quartiers et de lever les inquiétudes de ceux qui se demandent : « Suis-je assez français pour être au « Front » ? » par un travail de « pédagogie ». Selon lui, il y a autour de 1 500 quartiers politique de la ville dans 820 commune en France. Cela représentait entre 5 et 8 millions d’habitants… et de nombreuses voix à aller chercher.

Damien Monchau en 2014. Photo Marie Albessard

Damien Monchau est un soldat de cette tactique à Vénissieux. « Il est jeune, beau et sympa. Le genre à nous mettre une tape amicale dans le dos quand on se croise, reconnaît Mokrane Kessi. Et il est sur le terrain ! » Tout juste trentenaire, policier de profession, l’intéressé porte un message simple dans une ville dont l’histoire récente est intrinsèquement liée à celle de l’immigration : « Être Français, c’est une nationalité, pas une couleur de peau. Notre projet politique a vocation à défendre l’intérêt de la France et des Français en priorité. Tous les Français ! »

Dans sa bouche, cela signifie tous ceux qui ont la nationalité française. Et ceux qui ne l’on pas ? Ils sont exclus de nombreux droits citoyens qui vont de paire avec la nationalité (certaines aides sociales, accès au logement simplifié, scolarisation…), en vertu du principe de « priorité nationale », supposé favoriser les « vrais Français ». Tout un programme quand on sait que le FN veut supprimer le droit du sol et rendre le processus de naturalisation plus sélectif.

L’adhésion de Français issus de l’immigration, voire même d’étrangers, à ce discours désole Mokrane Kessi : « J’ai peur que nous ne fassions subir aux nouveaux arrivants la même chose que nous-mêmes avons subis. Les jeunes ont tendance à oublier leur propre histoire. »

 

(1) Antoine Jardin a soutenu sa thèse intitulée « Voter dans les quartiers populaires : dynamiques électorales comparées des agglomérations de Paris, Madrid et Birmingham » le 5 décembre 2014 à Sciences Po.

(2) Les prénoms ont étés modifiés.

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