Combien de fois entend-on « défense de toucher » lors d’une visite au musée ? Les Beaux-Arts de Lyon suspendent cet interdit le temps d’une exposition. Aux antipodes des pratiques de visite habituelles, le Musée invite ses visiteurs à découvrir des sculptures par le toucher. Retour sur une expérience artistique multisensorielle.
L’exposition « L’art et la matière. Prière de toucher » a été conçue en 2016 par le musée Fabre de Montpellier en partenariat avec le musée du Louvre. L’exposition est le fruit d’une coopération avec des personnes en situation de handicap visuel. Elle s’appuie sur leur expérience sensorielle de la sculpture pour inventer de nouvelles pratiques de médiation destinées à tous les publics. Les reproductions des sculptures de l’exposition sont issues du musée Fabre et de cinq musées des Beaux-Arts : Lyon, Nantes, Lille, Rouen et Bordeaux. L’exposition y sera présentée successivement jusqu’en 2022.
Toucher pour voir
La visite se déroule en quatre modules successifs. Le visiteur est d’abord invité à « Voir autrement ». Il peut alors toucher des matériaux sans les voir afin de ressentir physiquement les sensations qu’ils lui procurent. Il est ensuite convié à « Toucher avec son corps ». Aveugle ou non, le visiteur est invité à découvrir les sculptures du bout des doigts. Le visiteur peut alors choisir d’être guidé dans sa découverte tactile par un audioguide. Il peut également vivre cette exploration en binôme, l’un avec les yeux bandés, l’autre faisant office de guide. Il entre ensuite dans « L’atelier du sculpteur ». Cette salle met en scène le travail de l’artiste, ses outils et ses techniques. La visite s’achève avec le module « Prière de toucher ».
Les sculptures qui s’offrent aux doigts des visiteurs sont des reproductions de chefs-d’œuvre de l’Antiquité au XXème siècle. Pour faciliter l’expérience du toucher et afin d’être le plus fidèle possible aux sculptures d’origine, un travail important a été mené sur les matériaux utilisés. Ainsi, les reproductions de L’Ange déchu de Rodin ou de L’Eté et L’Hiver d’Houdon sont réalisées en résine chargée de poudre de marbre, tandis que la Tête de l’éloquence de Bourdelle est en bronze et que la Balance en deux de Pan est en bois de noyer. Les visiteurs peuvent donc faire l’expérience des différents matériaux travaillés par le sculpteur.
Une variété de perceptions
L’intention de l’exposition est peut-être de montrer comment l’expérience du toucher offre une variété de sensations qui enrichit la compréhension des œuvres et les révèle dans leurs moindres détails. Les visiteurs se sentent autant déstabilisés qu’enrichis par cette expérience. Marc confie : « On ne ressent pas les proportions de la même façon. On est dans le brouillard. » Il explique notamment avoir été perturbé par le Buste de femme en médaillon. Il a ressenti la limite de la matière : « il est difficile de percevoir la légèreté des plumes de sa toque ». Louise, qui avait les yeux bandés, souligne qu’elle a remarqué des détails auxquels son guide n’avait pas prêté attention. « Mon observation de la sculpture a été plus précise alors même que je ne la voyais pas ! » révèle-t-elle, surprise. Pour Jade, cette expérience tactile est synonyme d’une redécouverte de l’œuvre : « En touchant, je sens la finesse du travail du sculpteur. Le toucher m’a permis de découvrir un aspect de l’œuvre que je ne voyais pas en la regardant. Je perçois le sculpteur derrière. »
Une expérience multisensorielle
Le toucher n’est pas le seul sens sollicité lors de cette expérience artistique singulière. L’ouïe et l’odorat sont eux aussi stimulés. D’abord, les casques audios diffusent les sons de l’atelier du sculpteur. Ensuite, il y a Givaudan. La société confirme son soutien au musée en participant à la partie olfactive de l’exposition. Le parfumeur Antoine Maisondieu a en effet créé pour cette expérience trois accords qui illustrent la taille de pierre, la fonte de bronze et le modelage de la terre. Ce dispositif permet d’enrichir l’expérience du visiteur. On regrette toutefois que la sollicitation des sens se succède au lieu de se mêler en une synesthésie artistique. Les parfums sont en effet enfermés dans de petites boites et les bruitages sont prisonniers des casques. Malgré tout, ce dispositif multisensoriel permet au visiteur de vivre la sculpture dans tous ses états.
Une démarche humaniste
L’expérience la plus enrichissante est peut-être de pouvoir vivre cette exploration en binôme. Ce moment de partage permet en effet un dédoublement de la découverte. Tandis que l’explorateur se met à la place d’un non-voyant et apprend à voir du bout des doigts, son guide se rend compte de la difficulté que cela représente et est invité à l’accompagner.
Via ce projet, le musée affirme vouloir « sensibiliser à l’altérité à travers la perception tactile des personnes aveugles et malvoyantes tout en menant une politique d’accessibilité ambitieuse en faveur des personnes handicapées ». On comprend qu’il reste encore du chemin à parcourir lorsqu’un visiteur-guide poursuit la visite en oubliant son binôme aveugle derrière lui. Toujours est-il qu’en mêlant découverte artistique et sensibilisation au handicap, l’exposition réalise un premier pas prometteur. Vous pouvez y aller les yeux fermés !
[Jusqu’au 22 septembre 2019 au Musée des Beaux-Arts de Lyon]