Un croco dans la cité

A l’approche du centenaire du Roland-Garros, Lacoste se réaffirme en tant que partenaire du prestigieux tournoi. Mais le reptile n’a pas séduit que les passionnés du tennis : il est devenu l’un des chouchous de la jeunesse des banlieues, encore éloignée de ce sport historiquement aisé. Retour sur cette réappropriation inattendue de la marque sportswear chic, longtemps malgré elle.

Lacoste et le tennis, c’est une romance qui dure depuis plus d’un siècle. La marque est fondée en 1933 par un habitué des courts, le joueur français René Lacoste. Dit « le Crocodile », il a fait de son surnom féroce un logo iconique, pour les sportifs comme pour les fashionistas. Ce qu’il n’avait sans doute pas prévu, c’est que le reptile finisse par se faire un deuxième nid loin du public bourgeois qu’il ciblait à ses débuts. Les pièces, d’abord vendues aux élites « pour le tennis, le golf, la plage », passent des épaules du président Valéry Giscard d’Estaing ou du Premier ministre Jacques Chirac à la scène hip-hop florissante des années 1990. Depuis, elles n’ont pas quitté les jeunes générations des quartiers populaires, non sans résistance de la firme. Celle qui prônait « l’élégance du crocodile » dans sa toute première campagne d’affichage défend alors corps et âme l’image luxueuse cultivée sur le terrain de jeu, puis sur le podium de ses défilés.

L’entreprise grince des dents en 1998, quand sort la pochette de l’album Quelques gouttes suffisent, sur laquelle le groupe de rap Ärsenik arbore deux sweatshirts à la petite bête verte. Elle refuse catégoriquement la collaboration. « On était des gros vendeurs mais c’était pas leur problème, parce que Lacoste, c’était une marque  »de luxe » » confie Lino, l’un des membres de ce duo musical originaire de Villiers-le-Bel, chez Booska-P. L’enseigne redouble même d’efforts pour faire baisser sa cote de popularité dans les banlieues. Le sociologue de la mode Frédéric Godart expliquait en 2018 dans Le Nouvel Obs : « Cette réappropriation les mettait mal à l’aise. Ils ont donc lancé une grande opération de communication avec une augmentation significative de leurs prix et de nouvelles icônes afin de prendre de la distance avec cette image ». 

Un milieu encore à taille unique

Les réticences de Lacoste face à ce succès populaire finissent par s’estomper en 2018. Moha La Squale, qui a grandi dans le quartier de « La Banane » du 20e arrondissement de Paris, devient sa première égérie issue du rap français. Bien que cette collaboration prenne fin suite aux accusations d’agressions sexuelles visant l’artiste, elle témoigne d’un tournant dans l’image revendiquée par la marque. Un souffle streetwear apporté à son traditionnel style preppy par le directeur artistique Felipe Oliveira Baptista. Pour le défilé anniversaire de 2017, le Portugais n’a pas hésité à s’inspirer de La Haine, long métrage culte qui dresse le portrait de trois jeunes habitants de la « cité des Muguets » confrontés aux violences policières. Plusieurs années après son départ de la maison de mode, cette dernière suit ses pas. Elle habille en ce moment même les acteurs de l’adaptation du film en comédie musicale, programmée jusqu’en janvier 2026. 

Ce qui échappe à la firme, c’est que le port de ses tenues dans les quartiers populaires ne s’explique pas que par des préférences esthétiques. En 2021, Bilel Mahjoub, alors étudiant au CELSA, consacre son mémoire de fin de master à cette question. Il met en lumière le « sentiment d’exclusion sociale » chez ces jeunes. Stigmatisés, ils sont taxés de « racaille » dont il faudrait se « débarrasser » quitte à « nettoyer au Kärcher » la cité, d’après les propos polémiques du ministre de l’Intérieur de 2005, Nicolas Sarkozy. « C’est pour cette raison qu’ils usent de différentes mécaniques pour revendiquer leur identité » précise Bilel, qui parle d’une « sous-culture de la rue ». Parmi elles, le langage ou le style vestimentaire, « fers de lance de cette revendication identitaire ». Lorsque la marque se réapproprie à son tour les codes de cette sous-culture détournant ses habits, elle ne le fait pas dans la même optique. La démarche de Lacoste, lucrative, neutralise la portée subversive d’un survêtement que Bilel décrit comme « un objet de confrontation et de résistance pour les classes dominées ».

L’entreprise ne se détache d’ailleurs pas tout à fait de son héritage élitiste. L’été dernier, elle a annoncé prolonger le partenariat qu’elle entretient depuis plus de 50 ans avec le tournoi Roland-Garros. Alors que les Internationaux de France de tennis fêtent cette année leur 100e anniversaire, la mascotte à écailles n’est pas près de quitter les uniformes des arbitres ou des ramasseurs de balles avant 2030. Les banlieues, elles, sont les grandes absentes du Grand Chelem parisien. Sa prochaine édition débutera le 19 mai, mais la compétition reste le symbole d’un sport aux adeptes plutôt aisés. « La part des licences délivrées en QPV [Quartiers prioritaires de la politique de la ville, ndlr] pour le tennis est deux fois moins importante qu’au niveau national » indiquait par exemple l’INJEP en 2023. Les chiffres de cet institut, qui pilote le service statistique ministériel en charge de la jeunesse, de la vie associative et des sports, parlent d’eux-mêmes. Il reste du chemin à parcourir pour que le deuxième sport le plus pratiqué par les Français devienne plus égalitaire.

Article signé par Cecilia Adrián Tonetti

La rédaction

Crée en 2008, la rédaction du Lyon Bondy Blog s'applique à proposer une information locale différente et complémentaire des médias traditionnels.

Voir tous les articles de La rédaction →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *