Ce 17 novembre à 18h, l’Assemblée Nationale examinait en première lecture la proposition de loi relative à la sécurité globale. Au même moment, des milliers de manifestants se rassemblaient devant l’Assemblée Nationale et dans toute la France pour s’y opposer. A Lyon, entre 700 et 2500 personnes étaient réunies devant l’Hôtel de préfecture du Rhône.
Présentée par les députés Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot (LREM), la proposition de loi porte notamment sur les conditions d’activité des forces de sécurité intérieure, de la police municipale et des agents de sécurité privée. Le gouvernement a engagé une procédure accélérée le 26 octobre, et le texte devrait être voté dès le mardi 24 novembre. A noter que la députée de la 6e circonscription du Rhône Anissa Khedher (LREM) a défendu la pertinence de la loi en commission de la défense nationale.
Pourtant, de nombreuses voix se sont élevées ces dernières semaines à l’instar de la Défenseure des Droits ou même du conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui estiment que la loi porterait atteinte aux droits à la vie privée, à la liberté d’expression et à la liberté d’association. A l’occasion du rassemblement lyonnais, de nombreux collectifs (Ligue des Droits de l’Homme, Alternatiba, Gilets Jaunes, Surveillons-les, Association des Victimes des Crimes Sécuritaires…) ont pu revenir sur les motifs de leur opposition au texte.
L’article 24 : un danger pour la liberté de presse… et pour la justice ?
L’article 24 cristallise les tensions : cette disposition prévoit de punir « d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police (…) ».
Selon la Ligue des Droits de l’Homme et le Syndicat National des Journalistes, cet article a en réalité pour objectif de restreindre la liberté de presse, en permettant aux forces de l’ordre « d’interpeller tout journaliste qui filme et est soupçonné de diffuser en direct une opération de police ». Pour la Quadrature du Net, association de lutte contre la censure et la surveillance, cette disposition pose en effet un problème pour les « live streams » en manifestation. “Gérald Darmanin parle de flouter les éléments d’identification des policiers sur les images filmées, c’est-à-dire les RIO et les visages. Dans ce cas, c’est matériellement impossible donc on coupe la possibilité aux personnes de documenter les manifestations de cette façon”. [efn_note]L’entretien, réalisé conjointement avec le Bondy Blog, est disponible dans son entièreté sur son site[/efn_note]
Présente sur place, l’association des victimes de violences policières craint également que cette décision entrave les enquêtes. Dans un rapport consacré aux plaintes contre la police en manifestation, le Comité de liaison contre les violences policières souligne ainsi l’importance de la diffusion des images pour ouvrir une enquête : sur les 16 enquêtes étudiées, plus du tiers ont ainsi été ouvertes suite à une médiatisation des faits, tandis que les images permettaient aux enquêteurs d’identifier le ou les auteurs des blessures (comme dans le cas d’Arthur par exemple, qui avait perdu neuf dents en marge des manifestations du 10 décembre 2019).
Pierre Tholly, secrétaire du syndicat policier Alliance (qui réclamait de longue date le floutage des policiers) en Auvergne-Rhône-Alpes, est pourtant formel. “On pourra toujours filmer les policiers, ce n’est pas la question ! On demande juste qu’on ne puisse plus reconnaître le visage d’un flic sur les réseaux, parce qu’on sait qu’il est très facile de reconnaître quelqu’un sur une photo. Après, qu’on se serve d’une vidéo en matière pénale, pour identifier un policier qui aurait un comportement inadapté, on n’a jamais dit qu’on souhaitait que ça n’existe plus !” Pour Lionel Perrin, du Comité de liaison, cet argument ne tient pas. “S’il y a vraiment un problème de sécurité qui vient fonder cette demande des syndicats, on attend toujours que le gouvernement nous dise quels sont les risques que la loi entend protéger. Quels sont les cas de policiers qui auraient été pris à partie après avoir été identifiés sur les réseaux sociaux ? On nous dit qu’il faut protéger l’anonymat des policiers, mais en pratique ils sont déjà cagoulés sans avoir le droit de l’être, ils ne portent pas leur numéro d’identification… Que reste-t-il à cacher ? Il faut remettre les choses dans leur contexte, car les blessés se trouvent du côté des manifestants, et pas de la police !”.
Un cinquième des victimes recensées par le Comité étaient par ailleurs “en train de prendre des images de la police, ou venaient de le faire”. Un signe selon Lionel Perrin que les personnes filmant la police sont déjà des cibles prioritaires. Il craint ainsi que cette disposition législative dissuade ceux qui souhaiteraient capter des images de la police. Un avis partagé par la Quadrature du Net : “Avec cet article, on va redonner aux policiers un argument juridique qui pourra être utilisé à mauvais escient sur le terrain.”
Des nouvelles technologies pour les forces de l’ordre en manifestation
Au delà de l’article 24, la proposition de loi élargit les moyens techniques disponibles pour les forces de l’ordre. L’article 22 prévoit notamment d’autoriser l’utilisation de drones dans le cadre de la surveillance des manifestations. Déjà existante, la pratique prendrait un caractère légal, au grand dam des opposants à la loi comme la Quadrature du Net : “On coupe complètement le lien qui peut encore exister entre le policier qui est face à un manifestant et qui voit un visage. Cette vision aérienne ne voit plus les visages, elle n’envisage la manifestation que comme un flux.” Avec la crainte que cette “vision haute et lointaine” s’avère propice à des ordres “déconnectés des considérations humaines les plus élémentaires”, comme détaillé dans un article publié fin octobre sur le site de l’association.
De son côté, l’article 21 élargit aussi l’utilisation des caméras-piétons que portent les forces de l’ordre depuis quatre ans. Jusque là interdites d’accès aux agents et exploitables seulement après leur captation, les séquences enregistrées pourront désormais être transmises en temps réel. Une manière, selon la Quadrature, de favoriser “l’analyse automatisée et en temps réel des images”. De là, cette technologie permettrait par exemple de “choisir un visage de manifestant, et décider de le suivre tout au long d’une manifestation”. Une possibilité qui menacerait le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique : “On peut imaginer un système où à l’entrée d’une manifestation, un policier filme un visage, qui est reconnu, identifié par exemple en tant que militant, et à qui on va essayer d’empêcher le plus possible l’accès à la manifestation.” L’association a d’ailleurs appelé les citoyens opposés à cette proposition de loi à joindre directement les députés pour exprimer leurs inquiétudes.