Nous venons tous d’un village nègre

Les 18 et 19 novembre, La Maison des Passages, en collaboration avec les mairies du 5e et du 8e arrondissements de Lyon accueillait la conférence « Quartier, Ville Monde » trois notions qui s’entrecroisent dans un monde globalisé. Rencontres.

Berta Hernandez, figure importante de l’association, Mujeres Unidas y Activas, et directrice Santé et Education à la Clinica de la Raza, ouvre le débat (photo). Elle revient sur l’histoire de l’immigration de la ville de San Francisco, située dans un carrefour multiculturel, riche de plus d’un siècle: « Je suis arrivée à San Francisco en 1986, sans papier (elle est d’origine mexicaine). Je pensais trouver une ville pleine de culture où je pourrai aller au cinéma, au théâtre. Mais rapidement j’ai compris que tout cela n’était pas à ma portée, en tant qu’immigrée sans papier. Je travaillais comme femme de ménage. J’avais peur de me faire arrêter par la police. J’ai découvert San Francisco en bus, en allant travailler dans les quartiers riches ».

Basée à San Francisco, cette association qui compte près de 500 membres, accueille les femmes immigrées, les informent de leurs droits, menant par exemple des ateliers « d’estime de soi » qui consistent à (re)donner  aux femmes confiance en elles, à partir de formules telles que « nous ne sommes pas des criminelles, nous sommes des travailleuses ».

Partant d’un constat : « pourquoi y a-t-il autant de quartiers différents à San Francisco, noir, chinois, latino, blanc? », elle décide de revenir sur les différentes vagues d’immigration qui ont façonné la répartition démographique de la ville:

« Mon quartier, La Mission, existe depuis 1772. C’était une colonie espagnole qui devient mexicaine en 1810 avec l’indépendance du Mexique, puis américaine après la guerre. De 1848 jusqu’à1906, année du terrible séisme qui provoqua des incendies, ravageant ainsi toute la ville, San Fran développe activement son réseau de voies ferrées, sous l’impulsion de la révolution industrielle. Des travailleurs chinois venus par milliers (la Chine est alors un territoire démembré et colonisé par divers Etats européens depuis 1840) s’installent dans ce qui va devenir par la suite Chinatown. A l’époque, ils n’ont pas le droit de nouer des liens avec les Américains, les relations avec les femmes sont interdites, ne pouvant fonder de famille. Avant le séisme, Chinatown n’était pas fréquentable, avec une forte criminalité. Mais après le séisme, le quartier est reconstruit dans la tradition, et la culture chinoise est mise en avant pour développer le tourisme »
.

La reconstruction de la ville nécessite à nouveau le besoin de main d’oeuvre immigrée, venue d’Europe, d’Italie et de France notamment. Puis c’est une migration intérieure, mexicaine vers la Californie et noire depuis les Etats du Sud du pays, avec la fin de l’esclavage. San Francisco est une ville ouvrière, les syndicats y sont très structurés. On la surnomme « la ville syndicale » lors des grandes manifestations de 1934. Dans les années 1960, San Francisco est un centre névralgique du mouvement de contestation contre la guerre du Viet-Nam, dans ce territoire est né le slogan « faites l’amour, pas la guerre ». Dans années 1970, le quartier de la Castro devient célèbre, avec un mouvement pour le droit des gays, initié entre autre par Harvey Milk. Aujourd’hui, la ville compterait un tiers d’homosexuels.

Berta continue son récit, que j’écoute avec attention. Je trouve cela étrange qu’une ville évolue tant, voyant ses frontières et ses identités constamment modifiées, dont la naissance et le développement coïncident avec les différentes vagues d’immigration. C’est cette dernière qui a façonné la ville, l’immigration pour le travail. Dès lors je me demande quelle est la signification des frontières et comprends davantage le thème du débat, « Quartier-monde, Ville-monde ». Je tente de faire le parallèle avec ma ville natale. Ici les frontières sont très bien dessinées.

Justement, à ce sujet, une historienne, Catherine Chambon, auteure de « Lyon 8e, histoire et métamorphose », revient sur la genèse de la capitale des Gaules, je ne suis pas au bout de mes découvertes:
« Lyon a été créée le 9 octobre 43 avant J.C., par un lieutenant de César, qui traça un sillon représentant la première frontière de la ville. A l’intérieur vivaient les Romains et, à l’extérieur, les Allogroges, un peuple de Gaulois. Jusqu’en 1852, le fleuve rhodanien constituait la limite entre le Lyonnais et le Dauphiné avec la Guillotière qui était une commune, la ville des Allogroges, territoire historique de l’immigartion lyonnaise. Le pont de la Guillotière en était la frontière. En 1852, Lyon annexa la Guillotière en même temps que Vaise et la Croix-Rousse, avec la création des 5e et 1er arrondissements ».

Les limites de ma ville natale ont également évolué. En apprenant l’histoire du 8e arrondissment de Lyon, les frontières au sein même de la ville déterminaient (est-ce encore le cas aujourd’hui?) l’origine des habitants, dont l’immigration a contribué à l’agrandissement du territoire.

Olivier Chavanon, maître de conférence à l’université de Chambery, évoque pour exemple le cas du  « Village nègre », qui existait dans le 8e arrondissement, près de l’actuel quartier des Etats-Unis: « C’était un quartier composé d’immigrés italiens, espagnols et russes dans les années 1930. D’après le témoignage d’habitants, ce quartier porte ce nom car après la guerre, des soldats américains y avaient séjourné, dont des Noirs, d’où le nom de « Village nègre ».
Les habitants, d’origine européenne, y étaient très mal considérés, souvent comparés à des animaux, au vu de l’insalubrité de l’habitat. La tante d’Olivier Chavanon, d’origine italienne, y a vécu durant son enfance. Le souvenir de racisme reste encore très fort dans son esprit.

Durant ses recherches, (Olivier Chavanon a fait sa thèse sur ce sujet), il découvre que d’autres villes françaises possèdent des quartiers qui portent également le nom de Village-nègre, à  Rive de Gier ou Monluçon et même plusieurs villes d’Algérie comme Sidi-bel-Abbes par exemple: « Durant l’entre-deux-guerres, la France est le premier pays d’immigration au monde, en proportion, et vie dans l’apogée de l’épisode colonial, citant l’exemple des expositions coloniales des années 1930, véritables zoos humains. Le Village nègre incarnait l’altérité absolue, notamment à travers la manière dont on parlait des immigrés, lisez les archives de cette époque. En claire « dis moi qui tu es, je te dirai où tu as le plus de chance d’habiter ». Le mode de perception du Village nègre est un lieu d’enfermement, clos par des murs d’enceinte. En France, l’histoire de l’immigration est passée sous silence. Le Village nègre est l’archétype de ce refus de reconnaître l’histoire. Les lieux marquants de l’immigration sont gommés de la carte. Sans les étrangers, jamais nous n’aurions eu la Révolution industrielle, ni même les Trente Glorieuses ».

Dès lors, au vu de cette histoire de l’immigration en France, très riche mais peu connue, on peut se poser la question suivante: quels sens doit-on donner aux frontières aujourd’hui?

photo d’archive D.R.

Plus d’informations:

« Où sont passés nos Villages nègres, par Olivier Chavanon.

La Maison des Passages

Rafika Bendermel

La rédaction

Crée en 2008, la rédaction du Lyon Bondy Blog s'applique à proposer une information locale différente et complémentaire des médias traditionnels.

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