L’association Framasoft est un acteur majeur du logiciel « libre » en France. Co-dirigeant de l’association, Pierre-Yves Gosset rappelle comment la prise de conscience des enjeux du numérique, liés à notre modèle économique, peut-être la porte d’entrée vers une société égalitaire et solidaire.
Pourriez-vous présenter votre association ?
C’est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique. On sensibilise aux questions du numérique, notamment du logiciel libre, et plus largement des communs culturels. On est une petite association de 35 adhérents. À côté, nous animons près de 80 sites internet. Les plus connus sont liés à une campagne que nous avons faite qui s’appelle Dégooglisons Internet. Elle s’intéresse à la domination et l’emprise des GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
Depuis 2006, nous avons aussi une maison d’édition. Elle a la particularité que tous les livres publiés le sont avec la même licence que les logiciels, c’est-à-dire libre. N’importe qui peut télécharger l’ouvrage, le modifier, le republier ou le revendre. Un troisième type d’actions que nous faisons, sont les actions de sensibilisation plus classiques : nous faisons des conférences, des ateliers, des interviews, pour parler des enjeux du numérique.
Vous sensibiliser sur la « toxicité » des GAFAM, pourquoi ?
Je parle de toxicité parce que pour moi, elles sont un peu comme le tabac. Dans les années 50, il était perçu comme « cool », bon pour la santé. Quand des études ont été faites, nous nous sommes rendu compte de sa toxicité. Ensuite, des politiques publiques ont été mises en place. Elles ont amené à une diminution du nombre de fumeurs, et cela a pris du temps. Je pense que les GAFAM, quant à elles, produisent aussi une forme de toxicité. Les réseaux sociaux fonctionnent de sorte à capter notre attention. Nous y passons beaucoup de temps qui pourrait être utile dans beaucoup de domaines de la société.
Les mécanismes psychologiques sous-jacents, voulus par ces sociétés pour avoir du flux, peuvent créer de la dépendance. Elles fonctionnent économiquement par un modèle publicitaire qui ne peut fonctionner que si on passe beaucoup de temps en ligne. Le fait de jouer sur des réactions et des bulles de satisfactions, notamment sur les réseaux sociaux, fait qu’aujourd’hui des personnes peuvent tenir un discours complotiste, ou simplement argumenter par des insultes sans prendre le temps de développer une pensée critique. Toute la logique de ces entreprises est de faire du prêt à utiliser sans que l’on s’occupe de comprendre réellement comment cela fonctionne, et donc des enjeux qu’il y a derrière.
Je pense que ces entreprises détruisent un modèle de société qui aurait été plus juste et plus idéal par rapport à celui que l’on a aujourd’hui.
Le logiciel « libre » peut-il alors être une solution ?
Il n’y a, malheureusement, pas de solution miracle. Le logiciel libre permet juste de reprendre le contrôle sur les outils techniques. Pour reprendre ce contrôle, il faut déjà avoir conscience de sa dépendance, et ces outils peuvent nous manipuler. Il faut aussi prendre conscience que le modèle économique de ces outils est basé sur le capitalisme. Pour moi, la solution serait que le système économique ne fonctionne plus sur ce principe-là.
Dans un monde qui ne serait pas capitaliste, les GAFAMs ne pourraient, simplement, pas exister. Le logiciel libre apparaît alors comme une solution. Aujourd’hui, ce n’est qu’un moyen qui permet de résister à ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance. Dans le sens où en permanence nos actes sont surveillés, que cela soit par les entreprises – via la géolocalisation, nos achats, les sites que l’on suit – ou parfois par les gouvernements. Toutes ces actions de surveillance permettent de collecter nos données personnelles. Elles vont ensuite les exploiter, non seulement pour vendre des biens, mais aussi pour prédire des comportements qui sont ensuite monnayés. Le logiciel libre devient alors un moyen de sortir de cela. Quand on parle de logiciel « libre », c’est l’utilisateur ou utilisatrice qui est libre. En faisant nous-mêmes nos logiciels, nous nous réapproprions la possibilité de ne plus être surveillés, de ne plus être une marchandise.
Pour moi, c’est une des problématiques importantes de la fracture numérique. Elle n’est pas seulement liée à l’accès au matériel, ou l’apprentissage de compétence. Sur la question des données notamment, pas assez de gens en sont informés. À partir du moment où nous restons simplement consommateurs, nous sommes soumis à la personne qui souhaite nous faire utiliser ce produit-là.
Nous souhaitons venir à une forme d’internet qui est plus hétérogène, plus multiculturel, plus coopératif et qui ne joue pas sur l’économie de l’attention. Cela permettrait de faciliter la construction d’une société plus juste et égalitaire.
Est-ce que vous avez des projets qui vont dans ce sens-là ?
Dans le projet Dégooglisons internet, qui vise à montrer que l’on peut utiliser autre chose que les outils de Google, on a mis en place un ensemble d’outils. On a par exemple Framapad, qui est une alternative à Google doc, ou Framaform qui est une alternative à Google Agenda. On a aussi développé une alternative à YouTube qui s’appelle Peertube et une alternative aux événements Facebook qui s’appelle Mobilisons. Ces outils ont été pensés pour être émancipateurs. Ce sont des logiciels libres. N’importe quelle personne qui en a les compétences peut les télécharger, et peut ensuite héberger sa propre plateforme de vidéo ou d’événement.
Nous avons pensé ces outils-là non pas pour être des concurrents de Facebook ou YouTube, mais comme des alternatives. Par exemple, pour nous, une plateforme vidéo ne devrait pas proposer à la fin d’une lecture vidéo une autre sur le critère qu’elle fait le buzz. Pour moi, ce n’est pas normal de voir une vidéo d’Eric Zemmour ou un clash de célébrité après un tutoriel qui présente comment réparer sa machine à laver. Cela est géré par l’algorithme de YouTube, dont le fonctionnement est flou car nous ne pouvons pas y avoir accès. C’est pour cela que l’on souhaite créer des outils qui n’incluent pas ces biais-là. Nous savons que nous ne pourrons pas faire concurrence à Youtube. Ce n’est pas notre objectif, nous sommes une association à but non-lucratif. Le principe est de montrer que cela est possible, et que nous pouvons nous émanciper.
Lucas SADOWSKI