« En France, le Rrom est dans l’imaginaire collectif le misérable dangereux »

Interview avec Oana Gaillard, membre de l’Équipe d’appui du Représentant Spécial du Secrétaire Général aux questions relatives aux Rroms du Conseil de l’Europe.

 

Kosake : L’accueil des Rroms est une question européenne. Mais quelle est la place de la France par rapport aux autres pays dans son traitement de la question de Rroms ?

Oana : La France n’est pas le pays le plus actif, loin de là. Elle a mis en place, comme tous les États membres de l’UE, une stratégie nationale pour l’inclusion des Rroms, ce qui constitue un changement extraordinaire par rapport à la tradition républicaine à laquelle elle est tant attachée. Cela se traduit par la reconnaissance du besoin de réponses spécifiques aux urgences, concernant divers groupes ethniques, y compris les Rroms. C’est une urgence qui est fortement liée à une discrimination spécifique ou à un style de vie particulier – comme ce serait le cas pour le minuscule pourcentage de gens du voyage menant encore un style de vie itinérant.

Cela étant, il est difficile — voire impossible — de parler de la situation des Rroms dans une approche pays par pays et de les comparer à cette échelle. Les contextes changent de façon radicale d’un village à l’autre, parfois — au sein d’une même ville — d’un quartier à l’autre. C’est le cas à Bucarest, à Paris et dans d’autres municipalités en Europe. Donc, vous voyez, il me serait impossible de vous dire concrètement dans tel pays cela se passe mieux pour tous les Rroms.

Ceci dit, certaines politiques nationales peuvent aider, par exemple en reconnaissant les Rroms en tant que minorité nationale, ce qui donne accès à certains droits et à une voie d’issue pour la consolidation de l’estime de soi. Cette estime est très basse parmi beaucoup de Rroms et surtout parmi les plus pauvres. En effet, certains pays montrent clairement une bonne volonté pour l’intégration des Rroms. C’est le cas de la Finlande par exemple, qui s’est fixé l’objectif de devenir un exemple au niveau européen jusqu’en 2017. La Finlande, comme la France, est très attachée au principe de non-discrimination. Elle offre cependant aux Rroms le statut de minorité nationale, et je suis convaincue qu’une des clés réside dans cette reconnaissance.

À l’opposé, en République Tchèque, l’anti-tziganisme se manifeste de façon très violente : dans certaines villes, des marches anti-roms sont désormais organisées par les habitants. Ils n’ont plus besoin de « l’aide » des néo-nazis pour se mobiliser. On assiste là à une vulgarisation des actes extrêmes et cela a un air familier, 70 ans après le génocide des Rroms. Mais vous voyez, toujours en République Tchèque, la ville d’Obrnice a reçu le prix « Dosta ! – Congrès pour les municipalités “du Conseil de l’Europe pour son modèle de cohabitation entre Rroms et non-Rroms, et la maire participe à de grands événements d’échange d’idées comme TEDx pour en parler.


 

Kosake : Qu’est ce que le basculement à droite de certaines institutions européennes a eu comme répercussions pour la communauté Rrom ?

Oana : Je parlais tout à l’heure de la vulgarisation des actes extrêmes dans des villes en République Tchèque. Vous allez me dire, ce n’est pas nouveau – des pogroms et des actions violentes à l’encontre des Rroms ont toujours existé, surtout après la chute du communisme, dans les années 90 et 2000. J’ai remarqué, en analysant certains cas déposés à la Cour des Droits de l’homme, que beaucoup de ces pogroms se sont mis en œuvre, certes, sur le fond d’une instabilité socio-économique (je pense notamment à la douloureuse période de transition dans les pays ex-soviétiques et la libéralisation sauvage qui a eu lieu), mais ils ont souvent été déclenchés par des événements isolés. Il s’agissait généralement d’une altercation entre deux ou plusieurs membres de groupes ethniques différents, ce qui a mis en place une dynamique de surenchère aboutissant aux meurtres et chasses aux Rroms qu’on connait.

Aujourd’hui, la situation est pire. Elle est pire parce qu’une dynamique durable s’est mise en œuvre. On arrive de plus en plus à des actions institutionnalisées devenues régulières, car encouragées par la rhétorique des partis d’extrême droite qui ont acquis une crédibilité nouvelle. Ce sont des pratiques qui s’ancrent dans les mœurs et qui se banalisent. À cette libération du discours et de la parole extrême droite se lie un phénomène de ‘faire la justice soi-même’, qui pousse à des actions vindicatives populaires – on connait de tels cas en Hongrie. Les médias et les personnalités politiques n’aident pas et ont d’ailleurs tendance à capitaliser sur l’anti-tziganisme de la majorité pour vendre et gagner des votes. En France, l’exemple est particulièrement probant. Pour une population d’à peine 17 000 personnes, les Rroms venus d’ailleurs en Europe ‘jouissent’ d’une visibilité politique et médiatique exceptionnelle. Certaines personnalités publiques, comme Manuel Valls, ont même construit leur carrière sur cette question. À vrai dire, pour avoir vécu en France ces dix dernières années, d’autres problèmes sont bien plus importants et n’atteignent pas la même visibilité. D’ailleurs, sur ces 17 000 personnes, il s’agit d’une petite partie qui pose vraiment problème.

Ce débat est pourtant révélateur de l’État d’esprit qui règne. En France, la pauvreté choque et le Rrom dans l’imaginaire collectif est le ‘misérable dangereux’. C’est à mon avis assez proche de l’image du ‘sauvage à dompter’ des temps coloniaux. L’intégration, vous l’aurez compris, se traduit en France – comme dans d’autres pays occidentaux – par la volonté d’assimiler : de réduire au silence, d’effacer, de minorer. Ironique dans un pays qui ne reconnait pas les minorités.

Kosake : Ainsi, il est peu pertinent de comparer à l’échelle des pays lorsqu’il s’agit de la situation des Rroms. Pour autant, existe-t-il des zones plus cordiales, plus enclines à les recevoir et qui pourraient servir d’exemple. Une sorte de ‘safe heaven’ pour les Rroms d’Europe ?

Oana : (silence de réflexion) Un safe heaven ? Non, pas que je sache.

Kosake : En France, y a-t-il eu une évolution de la situation par rapport aux années Sarkozy ?

Oana : Absolument aucune. La situation n’est pas pire, mais elle n’est certainement pas meilleure. C’est bien simple, rien n’a bougé. On aurait pu attendre une certaine ‘libération’, mais rien ne s’est produit.

Kosake : Et l’Europe, que fait-elle dans tout ça ?

Oana : La Commission Européenne a demandé en 2011 aux états membres de l’UE de rédiger des stratégies nationales pour l’intégration des Rroms. Grâce à ceci, tous les pays ont, en théorie, une feuille de route visible concernant un plan d’inclusion des Rroms dans leur société. C’est déjà une grosse avancée par rapport à tout ce qui a été fait en terme de coopération internationale jusqu’ici. Maintenant, il s’agit de faire du monitoring, d’évaluer et de rectifier ces stratégies, qui bien souvent manquent des indicateurs essentiels : Qui mènera les politiques qu’on prévoit ? Avec quel budget ? Dans quels délais ? Au Conseil de l’Europe (qui ne fait pas partie du corps institutionnel de l’UE), des standards ont été adoptés concernant les Rroms et les gens du voyage, et des organismes comme l’ECRI assurent le monitoring dans ce sens. Il y a un représentant aux questions relatives aux Rroms, nous travaillons dans la coopération intergouvernementale, dans la lutte contre les discriminations, et nous mettons en place des programmes à échelle européenne en partenariat avec la Commission européenne (ROMED et ROMACT). Aller dans la mise en œuvre sur le terrain, c’est quelque chose de nouveau et ces programmes ont une vraie vision d’émancipation des Rroms en tant que citoyens des pays européens et en tant que citoyens européens. Nous arrivons maintenant à des résultats qui, même s’ils se produisent au niveau local et donc à petite échelle, représentent un renouveau pour les communautés. On essaie de reconstruire une confiance mutuelle, entre communautés et autorités locales et, au passage, les majoritaires. Ce n’est pas facile, mais nous y croyons, car nous nous appuyons sur des équipes nationales composées d’intellectuels et d’activistes Rroms, qui y sont complètement dévoués.

Article publié en premier sur Foutouart 

Kosake

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