« On n’a jamais autant occupé, parce qu’on n’a jamais eu autant d’enfants à la rue »

Alors que plus de 400 enfants dorment encore à la rue dans la métropole de Lyon, le collectif Jamais Sans Toit mène une lutte acharnée depuis dix ans pour leur offrir un toit, notamment à travers des occupations d’écoles. Juliette, membre engagée, revient sur le fonctionnement de cette mobilisation unique, ses revendications face aux pouvoirs publics et l’exemple emblématique de l’occupation de l’école Gilibert, qui s’apprête à prendre fin dans l’angoisse d’une expulsion.

Peux-tu nous présenter le collectif Jamais Sans Toit ?

C’est un collectif de citoyens, principalement des enseignants et des parents d’élèves, né en 2014 pour venir en aide aux enfants des écoles qui étaient à la rue. Au départ, c’était sous l’impulsion des enseignants du premier degré qui ont commencé les occupations d’écoles. Aujourd’hui, on est encore sur ce fonctionnement-là : intervenir pour les enfants scolarisés, et leur famille évidemment, pour tenter de les mettre à l’abri. Ça passe soit par de l’hébergement citoyen, les prendre chez soi ou chez quelqu’un, soit par le financement de nuits d’hôtel. On a déjà dépensé plus de 90 000 euros depuis la rentrée de septembre.

Vous êtes présents uniquement à Lyon ?

C’est né à Lyon il y a dix ans, mais il y a deux ans et demi, on a créé un réseau national d’aide aux élèves sans toit. Il y a maintenant des collectifs Jamais Sans Toit un peu partout en France, qui font aussi des occupations d’écoles et qui essayent de suivre notre modèle.

Comment fonctionne votre collectif ?

Le champ d’action, c’est vraiment les enfants qui sont scolarisés, de la maternelle au lycée. On n’occupe jamais une école pour une famille qui ne vient pas de cette école. Ce fonctionnement a été le plus efficace jusque-là. Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas nécessairement des militants : ça peut être un instit qui remarque que des enfants dorment toute la journée, ou des parents d’élèves qui découvrent que les camarades de leurs enfants dorment dehors. Souvent, le commun des mortels n’est pas forcément conscient du sans-abri infantile. Ça part d’une prise de conscience personnelle.

Qui sont les membres engagés ?

Il y a des sortes de cellules de veille. Quand j’ai une famille qui m’appelle en me disant qu’ils sont dehors, je sais dans quelle école ils sont ou qui mobiliser. Il y a toujours un voisin de quartier, un parent d’élève, quelqu’un de réactif. Ce sont des petits comités de soutien à l’échelle de chaque établissement scolaire qui vont prendre en charge les familles.

Bénéficiez-vous de formations pour faire face à ces situations ?

On a déjà organisé des formations intersyndicales, plutôt pour les enseignants. On aimerait bien en faire des inter-professionnelles, car beaucoup de parents d’élèves ne sont pas enseignants mais sont très investis.

Vous travaillez aussi avec des élus comme la députée Marie-Charlotte Garin ?

Oui, on a collaboré sur plusieurs actions. On va régulièrement à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour faire remonter les besoins du terrain. Marie-Charlotte Garin a déjà dormi dans une école avec moi, en tant que députée.

Et équipes pédagogiques ou les directions d’écoles, elles vous soutiennent ?

Ça dépend. Parfois, ce sont elles qui nous alertent. Parfois, elles sont réticentes. L’occupation peut être portée uniquement par les parents d’élèves ou uniquement par les enseignants, ce qui est très fatigant. La journée, ils sont dans leur classe, la nuit aussi. Hors temps scolaire, les locaux relèvent de la responsabilité de la mairie, et à Lyon, elle tolère les occupations. Globalement, la communauté éducative est soulagée qu’on trouve une solution.

Comment se passe une occupation d’urgence ?

Le principe, c’est qu’à partir du moment où les derniers élèves quittent l’école. Il y a des parents d’élèves, ou enseignants qui vont mettre le pied dans la porte et vont entrer dans l’école avec la famille. Ils dorment souvent avec eux au début, et après ils les laissent en autonomie. Au petit matin, quand l’école reprend, on range tout, comme s’il ne s’était rien passé. J’appelle cette occupation, un cas d’extrême urgence, les enfants dorment quasiment par terre, au bout de quelques semaines, ils ont un mal au dos. De plus il y a souvent pas de douche, ils restent dehors toute la journée. Ça reste simplement un bricolage citoyen accompagné de mouvements.

Les collectivités locales vous soutiennent-elles ?

La mairie laisse le chauffage l’hiver. L’hébergement est une compétence de l’État. La mairie n’a pas de budget. La métropole doit héberger les femmes enceintes et les mères isolées avec des enfants de moins de trois ans. Pendant les vacances, la mairie avait accepté de financer des hôtels pour les familles, mais elle a annoncé cet hiver qu’elle allait arrêter. C’est un moment de stresse où, forcément, les parents d’élèves, les enseignants ont tendance à se barrer de la ville et donc à laisser dans la nature des familles qui sont accompagnées toute l’année et payer deux mois d’hôtel pour une famille en ville, c’est très cher. On espère que la mairie va revenir sur ce qu’elle a dit et qu’elle va maintenir cette prise en charge pendant les vacances, sachant que le maire s’enorgueillit de mettre à l’abri des familles alors que ce n’est pas sa compétence. Il dit qu’il finance de l’hébergement pour 800 personnes en ce moment, mais dans les 800 personnes, en réalité, il compte toutes les familles que le collectif met à l’abri dans les écoles. S’il se réapproprie notre travail, ça ne me dérange pas, par contre il faut qu’ils les mettent à l’abri ces familles dans le besoin.

Vous recevez des subventions publiques ? Ou des partenaires associatifs ?

Aucune. Quand je dis qu’on a dépensé 900 000 euros, c’est avec des cagnottes solidaires et des goûters devant les écoles. Pour les associations, on travaille avec la Fondation pour le Logement, la Fédération des Acteurs de la Solidarité, l’UNICEF ou Médecins du Monde. On a plusieurs rendez-vous pendant l’année, notamment le jour de la rentrée où l’UNICEF sort son baromètre des enfants à la rue.

Avez-vous des chiffres récents sur la situation ?

C’est un des trucs qu’on fait à Jamais Sans Toi qui est précieux, notamment pour les politiques un peu investies. On fait un recensement très précis des situations et on est les seuls à le faire. Le dernier rapport date du 5 juin. Il y avait 412 enfants à la rue dans la métropole lyonnaise, dont 191 à Lyon. C’est quasiment 10 fois plus qu’il y a trois ans. On a 24 établissements scolaires occupés. La moitié, voire les deux tiers des enfants à la rue sont pris en charge par des enseignants ou parents d’élèves. C’est en fait la mobilisation citoyenne qui prend une énorme part du problème en charge.

Pourquoi la situation s’est-elle autant dégradée ?

Pendant le Covid, tout le monde avait été mis à l’abri. Depuis, tout le monde a été remis dehors. Il y a aussi eu un durcissement des expulsions locatives, avec la loi Kasbarian-Bergé, qui s’est passée il y a deux ans, qui facilite les expulsions pour les locataires qui sont en retard de leur paiement de loyer. Elle facilite également l’expulsion des squats et les évacuations de bidonvilles. On se retrouve avec énormément de familles à reloger.

Quelles sont vos principales revendications aujourd’hui ?

Ce n’est pas la générosité citoyenne qui doit se substituer au principe de solidarité inscrit dans la loi. L’hébergement est inconditionnel. Ce n’est pas la situation administrative des personnes qui doit compter, mais leur détresse. Même les personnes déboutées du droit d’asile ou sous OQTF doivent être mises à l’abri.

Quel est aujourd’hui le rôle du mouvement citoyen dans cette lutte ?

Malheureusement, on est en première ligne. Les travailleurs sociaux n’ont plus de moyens. Même le 115 nous renvoie des familles. L’État renvoie vers les écoles. C’est un aveu d’impuissance.

Comment les citoyens peuvent-ils vous aider ?

Ils peuvent se rapprocher des écoles. Deux tiers des écoles lyonnaises sont concernées par le sans-abrisme infantile. On n’a jamais autant occupé, mais il faudrait faire encore plus.

Pouvez-vous nous raconter l’occupation de l’école Gilibert ?

C’est une école désaffectée depuis juin. Un campement s’était formé place Carnot, avec beaucoup de familles, surtout afghanes et albanaises. J’ai reçu des appels de mamans paniquées. J’ai appelé à un rassemblement le 21 novembre. Il y avait plein de monde, une fanfare. Les enfants étaient trop contents. Le vigile de Gilibert a laissé la voie libre. L’ENSBA devait utiliser les locaux, mais le projet a été reporté, et on a pu rester pendant la trêve hivernale.

© Jamais Sans Toit

Comment se passe la vie dans l’école occupée ?

C’est une occupation particulièrement pénible. La préfecture a envoyé des vigiles, pas des travailleurs sociaux. Les familles sont enfermées, doivent demander au vigile pour entrer ou sortir. Il y a une seule toilette, une douche même pas cachée. C’est très dur.

Et maintenant on en est où ?

Les familles sont expulsables depuis le 2 juin. On sait que les forces de l’ordre vont intervenir le 18. Des familles ont été mises à l’abri grâce à l’occupation, notamment les familles afghanes. Il reste une trentaine de personnes. On ne sait pas ce qu’il va se passer.

Article signé Lucie Boissin.

Etienne Aazzab

Etienne a contribué depuis 2 ans dans le journal satirique FOUTOU’ART. Il a intégré l’équipe du « clic 2014 » : Collectif local d’informations citoyennes à partir de novembre 2013. Il rejoint le Lyon Bondy Blog à partir de janvier 2014. Twitter : @AazzabEtienne Ses sujets de prédilection : #Politique #Société #Sport

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