Le 24 mai dernier, le célèbre réalisateur iranien Jafar Panahi remportait la Palme d’or au Festival de Cannes pour « Un simple accident« . Un film poétique mais aussi politique, qui explore les cicatrices que la répression gouvernementale iranienne laisse sur son peuple. Une récompense majeure pour un artiste que la censure n’a pas réussi à faire taire.

Après avoir survolé les montagnes d’Alborz et frôlé la tour Milad, Jafar Panahi atterrit à Téhéran, la Palme d’or dans ses bagages. Il est un peu plus de 5h du matin, ce mercredi 28 mai, lorsqu’il foule à nouveau le sol iranien.
A l’aéroport Imam Khomeini, une petite foule d’admirateurs l’attend. De retour dans son pays, dans sa ville, il prend pourtant un risque. Récompensé à l’international, Panahi reste une figure contestée par l’Etat Iranien.
Pour Jafar Panahi, qui travaille entre surveillance et clandestinité, ce retour témoigne d’un cinéma iranien indépendant qui continue de se confronter aux limites imposées par le pouvoir

Jafar Panahi a étudié le cinéma dans la prestigieuse Université de Téhéran avant de devenir assistant réalisateur auprès d’Abbas Kiarostami. En 1995, il a réalisé son premier long métrage, Le Ballon blanc, récompensé à Cannes par la Caméra d’or.
Le réalisateur s’est imposé par un cinéma ancré dans le réel. Avec ses films – Le Cercle (2000), Hors-jeu (2006), Taxi Téhéran (2015) – il raconte la condition des femmes, des ouvriers ou des habitants de villages reculés, dans un style dépouillé.
« Il est la voix de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer »
–Ali Soleimani, cinéaste iranien
Un regard frontal sur la société qui ne laisse pas le régime indifférent.
En juillet 2009, il a été arrêté après avoir participé à une cérémonie en mémoire de Neda Agha-Soltan, une jeune femme tuée par balle lors d’un rassemblement du mouvement vert contre la réélection du président Ahmadinejad. Il fut libéré au bout de quelques jours, avant d’être à nouveau arrêté le 1er mars 2010 – une arrestation qui l’a empêché de rejoindre le jury officiel du Festival de Cannes, auquel il avait été invité. Après une grève de la faim, il a été libéré.
En décembre, il a de nouveau été condamné pour complot contre la sécurité, pour des motifs obscurs : il aurait mené des repérages en vue d’un film sur le Mouvement vert de 2009. il a alors écopé de six ans de prison, assortis de vingt ans d’interdiction de filmer, de quitter le territoire et de s’exprimer dans la presse.
Malgré cela, il a continué de créer. Depuis son appartement, muni de son téléphone, il a notamment réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb Ceci n’est pas un film. Le long-métrage a quitté l’Iran via une clé USB dissimulée dans un gâteau.
En 2015, il a reçu l’Ours d’or pour Taxi Téhéran.
En 2022, il a de nouveau été incarcéré, sans procès ni accusation claire, alors qu’il tentait d’obtenir des informations sur l’arrestation de son ami, le cinéaste chirazi Mohammad Rasoulof – réalisateur du film Les Graines du figuier sauvage. Alors qu’il se trouvait derrière les barreaux, le Mouvement « Femme, Vie, Liberté », né en réaction à la mort de Mahsa Amini, faisait trembler le pays. Jafar Panahi a alors entamé une grève sèche de la faim qui a conduit à sa libération.
Ce sont ces expériences en prison, transformées en énergie créatrice, qui ont été à l’origine de son film primé à Cannes : Un simple accident.
Le film n’a pas été facile à réaliser. Bien que Jafar Panahi soit officiellement libre, il restait sous étroite surveillance. Ali Soleimani, cinéaste iranien, se souvient l’avoir croisé lors des funérailles du réalisateur Dariush Mehrjui, à Téhéran, le 18 octobre 2023.
« Il y avait deux agents de police qui l’escortaient. Il était libre mais pas vraiment. »

Malgré ces contraintes, son long métrage a vu le jour et a traversé les frontières. Le 7 mai, nous avons assisté à son avant-première au cinéma Comœdia. La salle était comble. Dans le public, on parlait autant le persan que le français.
Dans Un simple accident, Jafar Panahi raconte l’histoire d’un homme qui, ayant percuté un chien sur la route, se rend dans un garage pour faire réparer sa voiture. Un employé croit alors reconnaître en lui, uniquement au bruit de ses pas, l’interrogateur qui l’a torturé en prison. Encore hanté par les violences subies, il le suit avec l’intention de se venger. Un doute s’installe sur son identité et il part à la recherche d’anciens détenus pour tenter de la confirmer. Tous ont été brisés par le même bourreau.
Le film rassemble des personnages issus de différentes classes sociales, tous marqués par la répression. Une critique acerbe du régime s’exprime à travers des dialogues percutants :
« Ce pays ne vous appartient pas. »
« Un jour, ces gens devront payer. »
« Ce n’est pas la peine de leur creuser une tombe, ils s’en sont chargés eux-mêmes. »
Les réactions médiatiques iraniennes ont été contrastées. L’agence Mizan, proche du pouvoir, a dénoncé un « piège politique » tendu par Cannes. La chaîne de télévision d’Etat IRIB a relayé un communiqué qualifiant le film de mensonger et calomnieux. A l’opposé, le média Iran International a salué à l’unanimité « une victoire pour la liberté d’expression ».
Le film nous montre un Téhéran transformé depuis la mort de Mahsa Amini. Dans les rues bondées de la capitale, certaines femmes apparaissent sans voile.
Dans une interview donnée à France 24, le réalisateur a confié :
« Après le mouvement femme vie liberté, tout a changé. Je me souviens que j’étais en prison quand ce mouvement a commencé, je ne savais pas vraiment ce qui se passait … On ne voyait rien de ce qui se passait … Quand je suis enfin sorti, quand j’ai regardé dans la rue, j’ai réalisé que des femmes marchaient dehors sans voile, pas toutes mais un bon nombre, on voyait de tout : des femmes sans voile, d’autres avec, d’autres encore en tchador, chacune selon sa volonté. Alors bien sûr, quand on retourne filmer dans la rue, si on montre tout le monde avec un voile, on est en train de mentir. »
Le film constitue une contestation explicite du régime mais aussi un éloge de l’Iran : ses paysages à couper le souffle, ses rues et l’ambiance singulière de Téhéran. C’est un hommage aux Iraniens qui refusent de se résigner. Malgré la noirceur des récits, les traumatismes des personnages, le film n’est pas sombre : il est touchant, émouvant, et parvient même à faire rire le public. C’est le portrait d’un pays porteur d’espoir.
Portrait : Ali Soleimani, rencontre avec un jeune cinéaste iranien à Lyon
Dans l’ombre de cette victoire, une nouvelle génération de cinéastes iraniens cherche à faire entendre sa voix – comme Ali Soleimani que nous avons rencontré.
Ali Soleimani incarne une nouvelle génération de cinéastes. Originaire de Téhéran, il découvre sa vocation en discutant avec le réalisateur Saeed Roustayi lors d’un festival. Lui qui se destinait à devenir ingénieur en génie civil, il a changé de voie pour faire du cinéma.
« J’ai tout arrêté pour préparer le concours d’entrée à l’université des arts de Téhéran. »
Le concours en poche, il commence à étudier dans la prestigieuse Université des arts de Pars où il obtiendra sa licence. Il rencontre Jafar Panahi lors d’un atelier dirigé par le réalisateur. Très vite, Ali tourne, monte, assiste, écrit. Il apprend par l’expérience dans un pays où faire du cinéma reste un combat, surtout pour les jeunes artistes et les étudiants. Influencé par des cinéastes comme Abbas Kiarostami dont le regard poétique et minimaliste l’inspire profondément, il réalise quelques courts métrages.
« En Iran, on ne peut pas critiquer le gouvernement ni montrer les contacts physiques entre les hommes et les femmes, même les plus simples, sont interdits à l’écran. Il faut des autorisations pour diffuser son travail dans les salles de cinéma ou dans les festivals. »
« Pour les étudiants qui n’ont pas beaucoup de moyens, c’est très difficile de faire du cinéma, tout est très cher, que ce soit louer une caméra, payer l’université ou le loyer. »
Il apprend le français en Iran et se passionne pour le cinéma français. Il décide de quitter Téhéran pour Lyon, ville du cinéma où les frères Lumière ont tourné le tout premier film de l’histoire en 1895. Il y découvre une vie d’artiste plus libre mais aussi marquée par la solitude, le mal du pays, et la précarité. À 27 ans, il repart à zéro et c’est une rude étape .
« Pendant ces mois de solitude, j’ai eu beaucoup d’expériences, j’ai appris beaucoup de choses qui peuvent aider pour faire des films, chaque expérience difficile est une histoire à raconter. »
Comme Panahi, il puise dans ces épreuves la matière première de son cinéma. Pour lui, l’art, surtout le cinéma, est un moyen d’étendre la réalité à quelque chose d’autre pour y échapper.
Ali vient tout juste d’être admis à l’université parisienne Panthéon Sorbonne pour y étudier le cinéma dès la rentrée prochaine.
« Je suis très content. C’était un rêve d’étudier à la Sorbonne et à Paris. Pour moi, Paris a une énergie très inspirante, c’est une grande ville avec énormément de monde, de cafés, de boutiques, ça me rappelle Téhéran. »
Son parcours dans le cinéma ne fait que commencer. A travers ses films, il veut partager ses expériences, sa vie, sa réalité. Espérons que dans quelques années, son nom résonnera à son tour sur la scène de Cannes.
Article signé : Luna Letartre Puig