Les chibanis sont les vieux qui pensaient retourner au bled, mais l’enracinement de leurs enfants en France a chamboulé leurs plans. Rendez-vous au centre commercial.
Comme beaucoup, je me rends dans les centres commerciaux. Courses, soldes, les raisons de s’y rendre ne manquent pas. Et à chacun de mes déplacements, des petits groupes bien particuliers attirent mon attention. Qui sont-ils ? Des touristes en visite dans notre beau pays, des jeunes qui cherchent à tuer le temps ? Rien de tout cela. Ces attroupements sont discrets et passent presque inaperçus si on n’y prête pas attention. On les voit près des escalators, ou sur les plateformes où sont installés des canapés. Ils sont là, à l’aise, discutant de choses et d’autres, parfois durant plusieurs heures. Ce sont des chibanis.
Des personnes âgées, si vous préférez. Ils sont pour la plupart retraités, souvent depuis belle lurette. En arabe, un chibani, c’est un vieux dans le sens noble du terme. C’est une expression affectueuse que l’on emploie pour désigner nos parents ou grands-parents, c’est une marque de respect aussi, car on ne touche pas à un vieux, c’est sacré. Ils portent pour la plupart un « cheich » en hiver, sorte de chapeau en fourrure pour les protéger du froid, mais hormis ce détail vestimentaire, ils sont comme tous les autres vieux, habillés chaudement en ces journées d’hiver.
Certains d’entre eux ont débarqué en France il y a une cinquantaine d’années. Ils se sont installés, au départ temporairement, entre 1945 et 1975, avec pour seul but de travailler, gagner suffisamment d’argent et retourner au pays. Lorsqu’ils sont arrivés en France, ils étaient déracinés, tristes, ne sachant souvent ni lire ni écrire. Puis avec les années, ils se sont construits une vie dans le pays qui les a accueillis, ils ont travaillé dur, la plupart dans l’industrie automobile, les mines, le bâtiment. Petit à petit, leur vie, ils l’ont reconstruite en France, leurs enfants y sont nés, puis leurs petits-enfants.
Si on fait le calcul, ils ont davantage vécu en France que dans leur pays d’origine. Bien sûr, certains d’entre eux partent régulièrement au pays, mais ils reviennent toujours en France, car leur vie, elle est ici. Ils ont fait des rêves de retour mais ces rêves ne se sont jamais réalisés. Leurs enfants sont français. Nés en France, ils en ont étudié l’histoire et ne connaissent pas grand-chose du pays d’origine de leurs parents et grands-parents.
Alors, ces chibanis sont en quelque sorte condamnés à rester. Ils sont partagés entre deux pays, la terre natale et la France. Ils ne peuvent pas faire une croix sur la vie et la famille qu’ils ont construites ici. Ils sont retraités et n’ont pas grand-chose à faire de leur journée. Eh oui, ils n’ont pas été élevés dans la culture des maisons de retraite où l’on se retrouve pour faire des activités, ils ne s’inscrivent pas à des clubs de sport du troisième âge, et partir en globe-trotters en « terre inconnue », comme beaucoup de personnes le font dès qu’elles obtiennent leur retraite et tant qu’elles ont la santé, ils n’y songent même pas.
Quand les beaux jours arrivent, ils quittent les centres commerciaux et se regroupent dans les parcs, sur les esplanades des mairies, ou dans les marchés. Parmi ceux que j’ai observés dernièrement, plusieurs avaient une béquille, une canne et semblaient ne plus avoir la force pour grand-chose. Pas même pour faire les courses. Leur entourage, enfants ou petits-enfants, se chargent des courses. Eux, ils ont lâché prise depuis bien longtemps, et la numérisation de l’existence – carte bancaire, pass, carte de fidélité, etc –, ça les dépasse.
Lorsqu’on discute avec eux, ils bavardent volontiers, car on ne s’est jamais vraiment intéressée à eux. Ils ont des tas d’histoires et anecdotes à raconter, à transmettre. Ils ont vécu des choses difficiles, il y avait la barrière de la langue, qu’ils ont apprise avec les années. Aujourd’hui, pour nous, ce sont des puits de savoir, ils nous apportent beaucoup. Ecoutez-les et vous serez surpris, ils ont un avis sur tout et se sentent parfois bien seuls. Alors ils se rassemblent, comme sur les places des villages, pour discuter politique, enfants, petits et grand soucis.
Parfois, au détour d’une conversation, ils ont les yeux qui brillent, leurs pensées sont ailleurs, dans leurs souvenirs, dans leur pays qu’ils ont eu le courage de quitter un beau matin sans se retourner – l’inconscience de la jeunesse, sans doute. Ils savent aujourd’hui que c’est trop tard, la France, ils la quitteront pour leur dernier voyage et probablement dans un cercueil.
Khadija Ichou