Le mois de mai s’ouvre une fois de plus avec la journée internationale de lutte pour les droits des travailleuses et travailleurs. Pour certains d’entre eux, la ligne d’arrivée semble plus lointaine. Coup de projecteur sur ceux qui courent sans recevoir d’ovation, de médaille ou de bouquet.
Agriculture, livraison, transports, entretien, construction, aide à domicile… Les petites mains qui font tourner ces secteurs sont les piliers silencieux de la société. Silencieux, parce que leurs voix trouvent rarement un écho. La pandémie du Covid‑19 a été l’occasion pour ces travailleurs « essentiels » mais peu valorisés – et souvent peu rémunérés – de se faire entendre. Cinq ans après le premier confinement, leur quotidien professionnel reste loin du chemin de roses.
« Quand j’arrive chez moi, je suis épuisée »
Samuel a mis les pieds dans le vignoble du Beaujolais en 2021. Depuis, il y multiplie les saisons comme ouvrier agricole. Ce Lyonnais en entamera une nouvelle dans quinze jours, pendant laquelle il fera « l’ébourgeonnage », une étape du calendrier viticole qui consiste à enlever tout bourgeon inutile. S’ensuit « le relevage » des rameaux, pour éviter que ces derniers ne poussent dans tous les sens. L’activité est dans son cas déclarée, « mais ça dépend des patrons, c‘est très aléatoire » confie-t-il.
« C’est beaucoup d’effort physique pour un travail où tu n’es pas bien payé » avoue Samuel, pour qui le plus éprouvant est la tension subie par le dos. « Pour les vendanges, sur trois semaines, j’ai été payé 700 euros environ », précise le jeune de 21 ans sur sa dernière saison. Il indique tout de même que le coût des repas a été décompté, ce qui ne sera pas le cas lors de celle à venir. Son équipe ne sera alors « ni nourrie, ni logée » : « on est autonomes, je campe en camion sur un spot qu’ils nous donnent ».

A 41 ans, Elisa exerce une tout autre activité, mais a fait l’expérience d’une fatigue physique similaire. Cette Albanaise installée à Villeurbanne est agente de médiation sur le réseau TCL, salariée de Médialys, un Atelier Chantier d’Insertion. Elle s’occupe de gérer le flux des usagers, souvent devant les portes des rames de métro, de les informer, d’accompagner des personnes malvoyantes, etc. « On a l’obligation de rester debout toute la journée, même quand on travaille dans les agences, raconte-t-elle, quand j’arrive chez moi, je suis épuisée ». Des varices à l’une de ses jambes lui causent aussi des douleurs, ce qui n’aide en rien.
Leurs métiers se compliquent d’ailleurs en période de fortes chaleurs. « Les premières années que j’ai faites étaient horribles parce que c’était à la mi-août, mais les dernières étaient à la mi-septembre, donc c’était plus tranquille » relate Samuel, dont les tâches ne se réalisent qu’en extérieur. Un constat partagé par Elisa, du moins pour ses missions aux arrêts de bus ou de tramway. Pourtant, elle ne se présente pas comme la plus à plaindre. « J’avais une collègue de 62 ans, c’était son dernier travail et c’était plus fatiguant pour elle » glisse-t-elle.
L’absence de reconnaissance
À Lyon depuis juin 2022, accompagnée de son conjoint et leur bébé, l’agente est soulagée d’avoir décroché son premier emploi en France. Celle qui est aujourd’hui devenue « référente missions » a dû attendre l’obtention de sa carte de séjour, et s’était même retrouvée sans domicile fixe à son arrivée dans la ville aux deux collines. Avant d’occuper ce poste, elle effectuait quelques jours par semaine de ménage sous-payé, au noir, malgré un master en comptabilité obtenu à l’université de Tirana. Son diplôme « n’est pas reconnu dans l’Union Européenne », explique‑t‑elle.
Ces travailleurs partagent en fait un trait. Ils manquent de considération. « Parfois, quand on reste devant la porte du métro, on est comme des panneaux, comme si on avait mis un mannequin » plaisante Elisa. Une invisibilité paradoxale, puisqu’ils exercent aux yeux de tous, dans les lieux les plus fréquentés. Nina, ex-recruteuse de donateurs à Lyon, pour deux ONG dont la survie repose sur ces adhésions, l’a mal vécue. « La majorité des gens ne te répond pas, ne te regarde pas, rapporte cette Stéphanoise de 20 ans, tu dois dire bonjour 190 fois par heure et on estime que 7 personnes vont discuter avec toi ».

« En tant que femme », dénonce également Nina, le harcèlement de rue peut s’ajouter à l’indifférence des passants. « Tu n’as rien le droit de dire, parce qu’on t’explique que tu représentes l’association, donc tu dois sourire et souhaiter une bonne journée » poursuit‑elle. Sa formation annonçait déjà la couleur. « Vous croyez que vous êtes bien payés ? » avait-on lancé aux nouvelles recrues. La réponse ne s’est pas fait attendre : « vous allez voir, quand vous vous ferez insulter et mettre des mains aux fesses dans la rue, vous comprendrez pourquoi ».
Elisa termine néanmoins sur une note optimiste. « J’ai eu des conversations positives avec beaucoup d’usagers, qui nous ont dit que c’était une bonne chose qu’on soit là pour les informer, se remémore-t-elle, même si on a maintenant des applications et des distributeurs automatiques, ça fait plaisir d’avoir du contact humain ». Ce qu’elle choisit de retenir, en fin de compte, c’est le regard de ces « personnes bienveillantes ».
Article signé par Cecilia Adrián Tonetti
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