Irina Gordienko : La sentinelle russe des droits humains

Peu avant 18 heures, la salle de conférence est déjà pratiquement remplie. La mairie du 1er arrondissement de Lyon a exceptionnellement maintenu ses portes ouvertes mercredi 13 juin pour accueillir une journaliste russe nommée Irina Gordienko, spécialiste des conflits sociaux. Assis sur plusieurs rangées de chaises, le public attend patiemment l’arrivée de la jeune femme qui vient partager son expérience de reporter en Russie depuis 2002, lors d’une rencontre co-organisée par le Comité Tchétchénie de Lyon. Irina Gordienko a mené, depuis une quinzaine d’années, de nombreuses enquêtes sur les événements du Caucase, mais aussi sur l’évolution en Russie, sans oublier les actions graves, pilotées contre les droits humains. Depuis la même période, la journaliste travaille pour le tri-hebdomadaire Novaya Gazeta, l’un des journaux d’opposition au régime de Vladimidir Poutine, et plus récemment pour d’autres médias russes comme Takie Dela.

Un témoignage, la vérité

Afin de faire patienter intelligemment l’auditoire, la maire, Nathalie Perrin-Gilbert, également sur place, décide d’entamer une brève introduction pour présenter le débat : « Irina s’est illustrée en 2017 par une remarquable enquête pour Novaya Gazeta, menée avec sa collègue Elena Milachina. L’investigation a permis de mettre à jour les terribles persécutions dont sont victimes les homosexuels en Tchétchénie, et plus largement en Russie. Elle a également connu un grand retentissement mondial. De nombreux dirigeants, venus des quatre coins du globe, se sont alors entretenus avec le Président de la Fédération russe pour connaître la vérité sur ces opérations dissimulées. Des opérations que les autorités ont cherché à contenir », déclare amèrement la maire, à travers son micro.

« Par cet accueil, nous souhaitons donc exprimer à Irina notre reconnaissance et notre admiration pour son travail de journaliste mais aussi son grand courage. Celles et ceux qui contribuent à relater les faits peuvent être la cible de menaces, d’intimidations, d’agressions voire d’assassinats comme la collègue d’Irina, tuée le 6 octobre 2006 à Moscou. Pourtant, madame Gordienko continue toujours à témoigner dans différents pays pour défendre les droits humains », poursuit-elle. Il est désormais 18h15; plus un bruit ne résonne dans la salle. Les derniers retardataires viennent s’asseoir discrètement dans le fond de la pièce. Irina Gordienko finit elle aussi par arriver, accompagnée de sa traductrice. Les deux jeunes femmes s’installent devant le public et, sans perdre une minute, prennent immédiatement la parole.

Des homosexuels détenus dans des prisons secrètes

D’une voix grave, Irina Gordienko se présente à la foule exposée devant elle. Elle explique alors ses études et son parcours, en reprenant les propos évoqués précédemment par la maire, à défaut de parler dans sa langue natale. Immédiatement, les questions de l’auditoire affluent. La journaliste-reporter décide alors d’expliquer le déroulement de son enquête de la purge contre les homosexuels en Tchétchénie. « Mes collègues et moi avons commencé à recevoir des témoignages de Tchétchénie sur des arrestations survenus sur les homosexuels. Après vérification, on a constaté que ces révélations se révélaient exactes », mentionne la jeune femme.

Selon elle, des centaines d’homosexuels étaient détenus dans des prisons secrètes. Là-bas, ils subissaient tortures, humiliations, parfois même meurtres. Avec difficulté, Irina Gordienko a cependant réussi à obtenir quelques témoignages de personnes persécutées. « C’était extrêmement difficile de trouver des gens pour parler de ces terribles faits, ils risquaient gros. J’ai donc dû les convaincre, les rassurer pour qu’ils parlent. D’autant plus que c’était les premiers témoignages qu’on recevait. Ils étaient très importants car les autorités tchétchènes nous accusaient de mentir et d’être contre l’Islam, religion dominante dans le pays », informe la femme russe. L’enquête aura servi de flambeau aux autres victimes qui ont alors commencé à avoir de plus en plus confiance aux journalistes. Par la suite, une organisation russe a été créée pour permettre d’aider les homosexuels en les emmenant dans d’autres pays.

Des persécutions visibles aussi sur le peuple

Au-delà des inégalités concernant les personnes lesbiennes, Irina déplore également l’abu de pouvoir des autorités russes sur le peuple, dont notamment celui du chef de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Le public, curieux d’en savoir plus sur ce sujet là, demande à la journaliste de développer ses propos. Cette dernière argumente : « Personne n’a le droit de critiquer le pouvoir et les autorités bien que la liberté d’expression soit autorisée dans le pays. Il n’y a pas d’interdiction formelle mais les autorités tchétchènes sont très intelligentes et utilisent d’autres pratiques ».

Il y a quelques années par exemple, une femme avait enregistré une vidéo où elle s’adressait directement à Ramzan Kadyrov. Elle expliquait qu’elle devait payer des charges non-officielles, notamment à la bureaucratie locale pour son appartement. Publiquement, son action était une insulte pour l’autorité tchétchène.  » Peu de temps après, la chaîne principale diffusait cette même femme avec son mari qui demandaient pardon. Ils disaient qu’ils s’étaient trompés alors qu’ils n’arrivaient même pas à regarder directement la caméra « , raconte la jeune femme avant d’étayer son discours avec un autre exemple. » Des cas comme celui-ci, il y en a plein. Récemment, une personne s’est adressée à Vladimir Poutine. Elle réclamait des compensations aux familles, victimes de nombreux éboulements dans un village campagnard. Kadyrov a alors promis publiquement que tout allait être reconstruit et que toutes les personnes allaient être indemnisées. Quelques jours plus tard, cette personne a été arrêté et battue. Sa maison a été brûlée et elle n’a plus le droit de remettre les pieds dans le pays « , affirme Irina Gordienko, traduite en français quelques secondes plus tard.

Ramzan Kadyrov : LE chef tout puissant

Les enquêtes menées par Irina Gordienko ont permis de démontrer qu’à chaque fois qu’il y a des accusations de corruption, notamment contre les personnes proches de Ramzan Kadyrov, les opérations des autorités sont identiques. « Ils réalisent des vidéos officielles pour la chaîne nationale avec les personnes qui ont exprimé leur mécontentement envers l’État et les obligent à s’excuser. Souvent, ils sont battus et tout cela se passe dans des conditions extrêmement humiliantes », avoue la journaliste. La traductrice, parfois hésitante sur ces mots, laisse tout de même bouche bée tout l’auditoire. Les aveux de la reporter russe sont forts et marquent une importante frontière entre la société française et celle de la fédération russe.

Officiellement, la Tchétchénie est un pays laïque. Néanmoins, Ramzan Kadyrov s’apparente davantage à un musulman croyant. Bien qu’aucune loi n’existe, des normes islamiques sont promues au sein de la société. L’homme d’État impose sa propre interprétation de l’Islam dans la République. La journaliste ajoute : « Cela a toujours existé dans la région du Caucase. On ne mange pas de porc, on respecte le mois du Ramadan. L’alcool est même interdit, excepté dans un magasin en Tchétchénie. Pendant un moment, Kadyrov a aussi fait la promotion du voile pour les femmes. Si ces dernières ne le portaient pas, elles n’avaient pas accès aux établissements d’État publics ». C’est d’ailleurs en luttant au nom des femmes, que l’associée d’Irina a été tuée.

Après deux heures de déclaration et des informations à tire larigot, la salle commence à se vider petit à petit. Les nombreux Russes, présents dans le public posent leur dernière question dans la langue de la journaliste. Celle-ci, conclu le débat en constatant que ses enquêtes n’ont « malheureusement » pas eu de répercussions au niveau national.  » Kadyrov a pointé du doigt notre journal. Il a dit que les journalistes devaient demander pardon en se mettant à genoux. Considérations que nous n’avons bien entendu pas prises en compte. Nos enquêtes n’ont pas suscité de réactions de la part du gouvernement russe. Il considère que c’est l’affaire des régions et qu’elles ont trop peu d’importance pour qu’il y ait une intervention. L’attaché de presse de Vladimir Poutine nous a confié que le Président était au courant et qu’il comptait intervenir, mais nous sommes toujours dans l’entente « , déplore Irina. Les enquêtes de la jeune femme commencent néanmoins à se faire entendre aux États-Unis et en Europe.

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